Fin de partie

Publié le 07 juillet 2011 par Jlk

Le 23 juin dernier, au Teatro Gobetti de Turin, Guido Ceronetti faisait ses adieux à la scène, avec les comédiens de son Teatro dei Sensibili, dans un Finale di teatro brassant ses thèmes de toujours et ceux de son dernier livre, Ti saluto mio secolo crudele - je te salue cruel XXe siècle.
Philip Seelen et JLK ont participé au Festival des désespérés culminant lors de la Nuit de la Saint-Jean...


Sur la scène du charmant théâtre aux ornements décatis, devant la salle pleine, le Maestro, entouré de cinq jeunes comédiens, deux filles et trois garçons, a commencé la cérémonie en se lavant les mains dans une sorte de cuvette rituelle évoquant un baptistère, puis il a regagné la table derrière laquelle il a dirigé le spectacle, un peu comme un meneur de jeu, pour ne pas dire un marionnettiste à figures humaines…
Composé d’une suite de séquences alternant poèmes, fragments monologués ou dialogués tirés du dernier recueil Ti saluto mio secolo crudele, parfois accompagnés de chants ou de guitare, la représentation commence avec un extrait des Ballades du temps jadis de François Villon, qui évoque la mélancolie de celle qui a été aimée et malmenée par son amant, auquel elle garde pourtant tout son amour dolent…
Comme dans ses balades du temps présent (à commencer par La Patience du brûlé), et comme dans ses collages, le Maestro excelle à l’art du patchwork signifiant, et c’est ainsi que sa variation sur le thème du fameux Helter skelter des Beatles, convoquant Charles Manson et Hitler dans la même évocation du Mal, s’inscrit dans le droit fil de sa poésie qu’on pourrait dire « idéophore », comme c’était la vocation même du Teatro dei Sensibili.
On alterne ainsi les séquences dramatiques, satiriques ou tragiques, avec le dialogue impayable de deux tiffosi qui se disputent pendant qu’une femme se fait violer derrière un bosquet, l’évocation des Lettres de Stalingrad et de l’Umschlagplatz, ou la scène du clown sautillant en sa candeur joyeuse, qu’une sorte d’animatrice de télé invite à prendre place sur un trône majestueux qui n’est autre qu’une chaise électrique...
Bref, tout cela est bel et bien du pur Ceronetti, grinçant et tragique, tendrement lyrique aussi, et c’était touchant de voir autour de lui, complices malicieux ou prévenants, affectueux ou parfois impatients, ses jeunes et très talentueux disciples du Teatro dei Sensibili.
Avant de quitter Turin, cet après-midi, nous avions encore rendez-vous avec un acteur du Teatro dei Sensibili, Filippo Usellini, qui nous a parlé de son travail avec la petite compagnie et, plus généralement, de son expérience du théâtre de presque quadra aux airs très juvéniles.
Il nous explique ainsi que, dans son état actuel, comptant sept comédiens, le Teatro dei Sensibili rassemble des acteurs de toutes les régions d’Italie, qui se retrouvent de temps à autre pour travailler avec le Maestro, comme pour cette dernière occurrence après laquelle ils restent dans l’incertitude.
La dernière génération des Sensibili (fondée en 1970 par Guido Ceronetti et sa femme) a été recrutée au début des années 2000 à l’occasion d’un stage que Ceronetti donnait à Milan au Piccolo Teatro. Filippo lui-même venait de l’école dirigée par Paolo Grassi. Ce que le jeune comédien a tout de suite apprécié chez le Maestro, c’est le mélange de naïveté et de liberté totale qu’il manifestait à l’égard du théâtre et ses codes, autant que dans sa présence humaine.
Passionné par l’enseignement du théâtre, Filippo Usellini, en charge du rôle de Nicolas dans les personnages emblématiques du Teatro dei Sensibili, a eu deux autres grands maîtres en les personnes d’Ariane Mnouchkine et de Sotigui Kouyaté, mais on lui sent une tendresse particulière pour le Maestro, dont le despotisme de vieil enfant le fait également sourire…
« Ce qui est exceptionnel, avec Guido, c’est que c’est un poète au sens antique du mot, et donc pas seulement sur le papier. Il vit la poésie autant qu’il l’a compose. La connaissance qu’il nous transmet est essentiellement vivante, et c’est sur scène que ça se passe, comme cela s’est passé hier soir. Nous travaillons certes sur un canevas, nous s avons à peu près ce que Guido attend de nous, mais à chaque fois il y a une part d’improvisation, et la possibilité de variantes qui dépendent de nos inspirations du moment. Guido m’a énormément apporté du point de vue de la liberté de pensée. Il nous aide à vivre par sa propre vitalité et sa jeunesse d’esprit...»
Guido Ceronetti. Ti saluto mio secolo crudele ; mistero e sipravvivenza del XX secolo. Einaudi, 124p.
La dernière livraison du Passe-Muraille, No 86, de Juin 2011, a consacré son ouverture à une présentation de Guido Ceronetti.


Images: Philip Seelen