EJ - « Faire carrière », pour un écrivain ? Oh, c'est possible lorsqu'il s'agit moins pour l'auteur de se délivrer de ses obsessions que de délivrer les mortels de leur argent de poche. Un Guy des Cars fait carrière, pas un Jeury ou un Walther. Pour ce qui est de l'œuvre, c'est différent. Je ne crois pas à « l'Œuvre », au Magnum Opus regroupant la totalité des écrits, et censé exprimer dans son intégralité l'auteur lui-même. Pour moi, chaque livre est unique, et il n'est possible de le rattacher à d'autres livres que pour autant que le texte lui-même le permette. Par exemple, le roman que je travaille pour Robert Laffont, Ici-bas, est en étroite relation avec Damiers imaginaires du point de vue de la thématique (la relation mensonge/pouvoir). Par contre, mon autre roman en chantier, Nuage, appartient à une constellation différente, une autre « œuvre » si l'on veut, où je mettrais « Les Siècles de l'enfance du peintre », « Le Corps du texte » et deux ou trois autres petites choses. De même, je travaille sur Abécédaire, corps de vingt-six nouvelles exploitant vingt-six formes littéraires pures. Dans « A » c'est le dialogue — et rien d'autre —, dans « B » c'est l'image — et rien d'autre. Plusieurs œuvres, pas une seule, donc. Et le mot « œuvre » est davantage une commodité qu'un titre de noblesse.
RCW - À quelle partie de ton… œuvre, donc, rattacherais-tu des textes aussi différents que « Quand le cancer fera de toi une forteresse, voisin, sauras-tu retrouver la douceur de tes paysages et la naïveté des dessins de ton enfance ? », « Scènes de la vie quotidienne de l'édifice, en abécédaire, et mouvements d'objets de mécanismes, de personnages, d'idées », ou encore « Comment, quand et où mourut le temps, pour des raisons inconnues, sur le balcon en dessous du balcon »
EJ - Ce sont des choses totalement différentes ; elles sont animées par des mouvements internes qui n'entretiennent entre eux qu'un seul type de rapports, peut-être : celui d'altérer le réservoir des mots (le dictionnaire) chacun à leur manière. « Quand le cancer fera de toi une forteresse, voisin, sauras-tu retrouver la douceur de tes paysages et la naïveté des dessins de ton enfance ? » est un texte d'obsession, le texte y est à peu près immédiat, et la structure y occupe peu de place. On pourrait rattacher cette nouvelle à d'autres, la « Petite Histoire de la guerre du papier », par exemple, ou « Le Camion qui buvait des fleurs et restituait du temps ». Les « Scènes de la vie quotidienne de l'édifice, en abécédaire, et mouvements d'objets de mécanismes, de personnages, d'idées » appartiennent à la série de nouvelles où la fragmentation permet à la fois un effet de kaléidoscope et l'expression de contradictions. La structure en morceaux m'a autorisé à accroître la densité de chacun des morceaux, et de faire un texte beaucoup plus complexe. On peut y rattacher, de toute évidence, « Si vous balbutiez encore dans votre tombe de pierres, pensez et priez, et peut-être les vivants découvriront-ils des limites au camp ! » et « Cessons de nous tourmenter : la fin, la vraie, n'est que pour après-demain ; voisins, réjouissons-nous de la longueur de l'apocalypse ! ». Quant à « Comment, quand et où mourut le temps, pour des raisons inconnues, sur le balcon en dessous du balcon », il appartient à cette série de nouvelles « intermédiaires », où ce n'est plus la structure entière qui est pervertie, mais la phrase. Le rythme se trouve alors plus accessible, plus directement modifié. On peut rattacher, ici, « Si vous parliez moins, beaucoup de choses seraient plus supportables », « Zoo », « Les Prisons », « Où celui qui croyait aux lemmings et les voyait déjà courir vers leur fin se retrouve au bout du compte seul au pied d'une falaise peu métaphorique ».
RCW - On pourrait — peut-être — alors parler d'approches plus ou moins hermétiques ?
EJ - Peut-être, encore que « l'hermétisme » en question soit davantage dans l'esprit du lecteur, parce qu'il n'est pas habitué à penser en réseau, en boucle, etc. Je pense, en fait, que ces trois approches sont simplement différentes. Il faudrait seulement que chacun soit capable d'avoir trois paires d'yeux différentes. Une pour chaque.
RCW - En réseau ? En boucle ? Comment ça ?
EJ - Ce serait trop compliqué à décrire. Disons en résumé que le sens ne se dépose pas obligatoirement par strates successives, bien propres, bien parallèles, et d'épaisseurs voisines. En géologie, c'est un phénomène qui ne se produit que très, très rarement. Il y a toujours des courants, des irrégularités. Un fond limoneux peut se déposer en réseau ou en boucle sous l'effet des mouvements sous-marins. Eh bien, mes textes sont eux aussi soumis aux tempêtes, aux vents et aux marées. Les phrases ne se posent pas toujours bêtement l'une a près l'autre, mais peuvent arriver dans le désordre, apparemment, c'est à dire en répondant à une autre nécessité, à un autre ordre, moins perceptible.
RCW - Comment dans « Comment, quand et où mourut le temps, pour des raisons inconnues, sur le balcon en dessous du balcon » ? Ou dans « A » ?
EJ - Oui. Et dans tous les autres !
RCW - Pour certains textes, ce n'est pas du tout évident. « Quand le cancer fera de toi une forteresse, voisin, sauras-tu retrouver la douceur de tes paysages et la naïveté des dessins de ton enfance ? » semble bien linéaire et tout à fait « classique » dans sa forme…
EJ - Parce que c'est un exemple — rare — de dépôt structuré proprement. Et si tu regardes bien, tu t'aperçois que, ici ou là, les phrases balbutient. La régularité n'est jamais parfaite. D'abord parce que je ne veux pas, ensuite parce que c'est impossible. Les mots ne sont pas cubiques, on ne peut pas les empiler sans laisser de vides.
RCW - Et tu penses continuer dans cet ordre d'idées ?
EJ - Impossible de faire autrement. Il ne s'agit pas d'une option, mais d'une nécessité absolue. C'est ma forme d'esprit. Je peux travailler à accroître les capacités de mon œil à voir des choses différentes, mais je ne peux pas changer d'œil.
RCW - Cet accroissement devrait donc apparaître dans tes prochaines publications, dans tes futurs écrits… Beaucoup de projets ?
EJ - Pas mal. Tu sais, j'écris tout le temps. Comme mentionné plus haut, j'ai deux romans en chantier parallèlement, ce corps de nouvelles (Abécédaire) et d'autres choses très, très secrètes… Et j'ai un carnet plein d'idées de romans ! De quoi rassurer les lecteurs qui craignaient de ne plus avoir leur Jouanne pour s'endormir le soir !
Propos recueillis en 1982 par Roland C. Wagner