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Alors, voyez-vous, je ne pouvais que courir en tous sens, à la poursuite des gouttes qui traversaient mon plafond. Je posais une bassine ici, une autre là, tout en vous apprenant le calme et la volupté de mouvements doux et tendres. Ceux qui possédaient le toit et les murs avaient décidé de ne rien faire, l’œil rivé sur leurs portes-feuilles bien assis. Et dehors, le ciel, dans sa majestueuse colère, ricanait en montrant ses dents noires, et de sa gorge giclaient de grandes flammes qui foudroyaient sur place toutes les pauvres prétentions humaines. Une bassine ici, une autre là, et mon travail ruiné sur l’autel de vos pauvres aigreurs économiques. Mais qu’en avez-vous à faire ? Rien, ou presque, car vous n’êtes pas là, propriétaires, pour le bien de ceux que vous hébergez moyennant finance, non, vous êtes là pour tirer profit de vos murs, de vos toits défaits, de vos ruines assurées. Car ce qui vous importe ne relève nullement d’une forme d’altruisme : « je met mon bien à votre portée, puisque j’ai la chance d’en avoir ». Non, votre visée ne peut en aucun cas atteindre à cette noblesse. Vous ne savez que compter. Et il faut que les zéros, après les chiffres soient bien alignés. Il faut que la colonne de vos avoirs, soit proportionnelle à celle de nos désespoirs. Vos yeux d’ailleurs ne brillent plus. Ils ont l’emblème de l’euro ou du dollar en guise de pupilles, comme l’oncle Picsou de nos enfances. Ridicule il était, l’oncle Picsou, pourtant. Et pingre avec ça, et avare, dans son bain de pièces d’or. Son coffre dominait la ville plus que l’ombre des temples, des églises ou autres réjouissances religieusement administrées. Nous voilà réduit, en ce temps de perte de sens, à voir sous nos yeux, nos villes et nos villages se montrer dignes du journal de Mickey d’antan.
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J’avais pris ma voiture (grossière erreur), pour faire quelques courses, mais la lenteur des avenues ne me rendit aucun accès possible. Vous étiez tous massés sur le même itinéraire (et moi aussi, d’ailleurs). Je me sentis piégé dans ce traquenard commercial, en proie à une rage intérieure. Mes pupilles cherchaient désespérément à échapper de cette ornière. Mais rien ne pouvait m’aider. Ce n’est qu’au dernier moment, que je pris la décision lucide de renoncer. Mes pas et mes pensées ne pouvaient se mêler à votre folle course. Je suis rentré bredouille à la maison, contrit de ne rien ramener dans l’escarcelle. Nous sommes restés interdits devant le réfrigérateur vide. Le pique-nique improvisé se fondit en rires enfantins, nous faisant oublier l’absurde condition d’un monde devenu fou.
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Et puis j’ai voulu sortir de la ville. J’étais convaincu que la pluie en aurait bien dissuadé quelques uns, qu’elle les aurait détournés de leur chemin strictement commercial : quelle grossière erreur. Ils étaient tous là ! Ils faisaient la queue pour remplir coffres et réservoirs, s’apostrophaient et s’insultaient devant pompes et guichets. Et dehors, le ciel se faisait de plus en plus sombre, déchiré ici et là d’éclairs coléreux et lucides. Il semblait nous dire tout le lavage nécessaire pour que notre terre puisse respirer. Folie et violence devenus pain quotidien, les nuées se liguent pour arrêter la course. En vain, car il est bien connu que nous sommes supérieurs en cette nature que nous prétendons dominer.
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J’ai tenté de chanter encore, sans musique, juste pousser un peu ma voix sous des plafonds napoléoniens. Un grondement sourd m’accompagnait. Une grande déchirure des cieux est venue m’interrompre. Je battais en retraite sous des pluies diluviennes.
Je le dis tout net : c’est la terre qui a raison.
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Manosque, 4 juin 2011
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