Ce n’est pas une exposition rétrospective sur Chris Marker, qui doit détester ce genre de célébration, mais seulement quelques coups de projecteur sur son travail ; on revoit la Jetée, incontournable, on découvre son travail sur Second Life ou ses fausses affiches de films (Hiroshima mon amour avec Greta Garbo…), on lit un de ses poèmes à propos de The Hollow Men de TS Eliot et de la première guerre mondiale à côté de photogravures inspirées de Dürer, on explore un choix de films muets sur cinq écrans superposés, mais surtout on navigue au milieu de ses photographies de femmes. De la première série montrée ici, sur son voyage exceptionnel en Corée du Nord en 1957, où il jouit d’une relative liberté de photographier –mais son travail sera ensuite dénoncé tant au Nord, car il n’a pas glorifié le Président, qu’au Sud, où on le traite de chien marxiste – on note que le titre est ‘Coréennes’, au féminin pluriel, et, au milieu de scènes de rue, de marchés, de gens du commun, il sait placer quelques beautés prolétariennes comme celle-ci.
Avec ‘Quelle heure est-elle’, le propos est clair : capturer dans le métro, en noir et blanc, au moyen d’abord d’un appareil camouflé en montre, les visages de belles inconnues. Cette capture impromptue, motif chéri de bien des photographes depuis Paul Strand et son objectif à 90°, est en fait une offrande à la déesse de la beauté féminine, une révélation de délices cachés à l’insu du sujet photographié. Chris Marker cite Ezra Pound : «L’apparition de ces visages dans la foule / Des pétales sur une branche noire humide ».
Passagers poursuit ce travail, désormais en couleur : aucun homme ou presque, réduit au rôle d’épaule de soutien, de porteur de paquet, de regardeur en coin ou de gamins. Des femmes de toutes couleurs de peau et de vêtements, des femmes endormies, fatiguées, rêveuses, distraites, plongées dans leur livre ou leur musique. Moi qui ai beaucoup aimé un autre grand photographe de femmes à la volée, je en peux qu’être touché par ce travail si sensuel, si passionné : une autre manière de faire la révolution ? Me vient en mémoire la mélancolie séductrice de Georges Brassens chantant Les Passantes d’Antoine Pol . Tout en élégance, ces séries de Chris Marker sont l’absolue antithèse d’un travail comme Women are Heroes, même si les comparaisons visuelles avec la Joconde ou la femme des Massacres de Chio manquent un peu de finesse.
Mais ce n’est pas là qu’un hommage aux femmes, c’est aussi une vraie réflexion sur la photographie, sur la place du photographe face à un monde fugitif, et sur le médium lui-même : la dernière salle présente des photographies de photographies froissées, toutes portraits féminins : la peau se ride, le visage se fripe, l’image se fracture, se diffracte, se déforme ; des traits de lumière, reflets du papier, strient la surface qui semble subaquatique. Le médium est réapparu, ce papier photographique froissé, et les visages sont devenus des idoles incertaines offertes à l’adoration.
Voilà qui nous emmène un peu à l’écart des habituelles exégèses sur Chris Marker, ou qui va dérouter bien des markerophiles : une escapade bienvenue et, après une journée quelque peu décourageante quant aux expositions visitées, une autre petite bouffée de bonheur.
Photos de l'auteur.