Quand le jury de la dernière Berlinale a attribué son ours d’or et un prix d’interprétation collectif à La Séparation, certaines mauvaises langues avaient affirmé que le film n’avait été récompensé que pour des raisons politiques, en soutien aux cinéastes que le régime iranien empêche d’exercer leur art.
Laissons ces persifleurs à leurs raisonnements idiots. Ces récompenses sont tout à fait justifiées, car le film d’Asghar Farhadi est une oeuvre forte, intense, touchante, maîtrisée et interprétée par des comédiens aussi remarquables les uns que les autres.
Tout commence dans le bureau d’un juge, à Téhéran : Nader et Simin, couple jusque-là sans problème, entament une procédure de divorce. Simin veut quitter l’Iran, car elle estime que son pays n’est pas le lieu idéal pour l’épanouissement de leur fille Termeh, une adolescente de onze ans. Elle a finalement obtenu des visas pour quitter le territoire, valables pendant une très courte durée. Mais Nader refuse de la suivre, estimant qu’il doit rester en Iran pour s’occuper de son vieux père, frappé par la maladie d’Alzheimer… Devant l’intransigeance de son mari, Simin demande donc le divorce et quitte le domicile conjugal pour retourner vivre chez ses parents.
Ce départ contraint Nader à engager une femme de ménage pouvant veiller sur son père pendant la journée.
Ainsi, il recrute Razieh, une jeune femme qui semble très sérieuse et digne de confiance.
Razieh a accepté le poste avec réticence. L’idée de travailler chez un homme vivant en célibataire heurte ses convictions religieuses. Le lieu de travail est très éloigné de son domicile et la tâche assignée s’avère plus ardue que prévue, l’état de santé du vieillard déclinant de jour en jour. Or, enceinte de quatre mois et en proie à quelques problèmes liés à sa grossesse, elle devrait éviter ce stress et ce surmenage.
Mais Razieh vient d’un milieu précaire et a besoin d’argent, surtout que son mari Hodjat a perdu son emploi et a accumulé de nombreuses dettes . Elle n’a pas d’autre choix que de s’accrocher à ce poste, cachant sa grossesse à son employeur et ne disant rien de ce travail à son mari…
Tout continue dans le bureau d’un juge, à Téhéran…
Razieh a déposé plainte contre Nader. Un soir, une altercation les a opposés, l’employeur reprochant à sa femme de ménage de ne pas s’être occupé correctement de son père et d’avoir volé de l’argent dans l’appartement. Sous le coup de la colère, il a jeté Razieh hors de chez lui, et suite à cela la femme aurait fait une fausse couche.
Selon la loi, cela s’apparente à un meurtre et Nader risque plusieurs années de prison.
Le juge décide de diligenter une enquête pour éclaircir certains points. Nader connaissait-il l’état de la plaignante quand il l’a poussée hors de chez lui? La fausse couche est-elle liée à cette altercation? Pourquoi Razieh a-t-elle enfermé le vieil homme dans sa chambre?
Tout se finira, comme il se doit, dans le bureau d’un juge, à Téhéran…
Mais chut, nous en avons déjà assez dit comme cela…
Ce scénario admirablement bien écrit entremêle donc plusieurs fils narratifs et propose ainsi plusieurs niveaux de lectures.
C’est déjà, la chronique d’une famille iranienne en pleine déliquescence, l’implosion d’un couple sous le regard impuissant de leur fille.
Ensuite, l’enquête autour de la fausse couche de Razieh. Une partie qui ressemble presque à un thriller, avec tous ces non-dits, toutes ces tentatives d’intimidation ou de manipulation des témoins, et surtout ses nombreux rebondissements, au gré des informations glanées par le spectateur dans cet ensemble plutôt touffu, confrontant les points de vue.
Enfin, le portrait de la société iranienne actuelle, dans toute sa complexité et ses paradoxes. Un portrait intelligent, subtil, qui invite à s’interroger sur les notions de bien et de mal, de vérité et de justice, sur la lutte des classes et les divergences religieuses, sur la place de la femme dans la société iranienne…
Le film, très ample, possède à la fois une dimension intimiste, universelle et humaniste, et une dimension plus politique. La séparation du titre, c’est autant la cassure qui s’opère entre Nader et Simin que la fracture entre les classes sociales (Nader & Simin appartiennent aux classes moyennes de la société iranienne, Razieh & Hodjat, moins favorisés, font partie des classes populaires), entre les conceptions religieuses (Nader & Simin sont croyants, mais ont une conception “moderne” de la religion, alors que Razieh et Hodjat sont très traditionnalistes et obéissent strictement aux dogmes religieux iraniens), entre deux conceptions de la femme iranienne (Simin est libre et indépendante, Razieh est soumise à son mari), entre ceux qui veulent fuir le pays et son régime autoritaire et ceux qui veulent y rester,…
Une séparation confronte les points de vue, mais – c’est sa grande force – ne verse jamais dans le manichéisme. Le cinéaste respecte chacun de ses personnages, confère à tous la même densité, la même complexité, la même humanité, avec ce que cela implique comme qualités et comme défauts. Personne n’est gentil ou méchant, tout blanc ou tout noir. Ce sont juste des individus qui tentent de s’en sortir du mieux qu’ils le peuvent, en trahissant, si nécessaire, leurs propres codes moraux pour se sauver ou préserver leurs proches : mensonges, parjures, comportements agressifs, tentatives de déstabilisation ou de manipulation, actes contraires à la morale religieuse…
Le spectateur est placé dans la même situation que le juge chargé de l’affaire. Son regard sur les personnages évolue au fil des minutes, au gré des informations qu’il peut glaner au détour de chaque scène.
Ainsi, au début du film, nos préjugés occidentaux sur la société iranienne nous poussent à soutenir la démarche de Simin plutôt que celle de Nader. Mais d’un autre côté, on comprend qu’il ne peut décemment pas abandonner son père à son triste sort.
”Il ne sait même plus que tu es son fils!” argumente Simin. “Oui, mais moi, je sais qu’il est mon père!” rétorque Nader…
On s’aperçoit ensuite assez vite que la jeune femme essaye de profiter de la situation pour obtenir la garde de Termeh. Une garce manipulatrice? On le pense un temps avant de se dire qu’il s’agit juste d’une femme blessée, vexée que son mari n’ait rien fait pour empêcher leur séparation…
Effectivement, Nader ne fait pas vraiment d’efforts, incapable de saisir les rares occasions de réconciliation avec son épouse.
En fait, ils apparaissent tour à tour comme responsable ou victime de leur impasse conjugale, chacun ayant ses torts et ses raisons…
Même chose concernant l’enquête sur la fausse couche de Razieh. Nader passe tour à tour pour un salaud, un innocent, un lâche. On se demande si Razieh est une employée exploitée ou une voleuse, une victime ou une menteuse. Hodjat apparaît d’abord comme un pauvre type, un exclu de la société, avant de se montrer sous un jour plus violent et intolérant. Mais au final, il est peut-être celui qui est le plus “intègre”, dans sa démarche, du moins, puisqu’il ne réclame juste que la justice et un peu d’égards…
En fait, ils cèdent tous à la violence ou à la colère, à un moment ou à un autre, ou vont à l’encontre de leurs convictions pour protéger ceux qui leurs sont chers. Même la douce Termeh sera obligée de mentir pour tenter de préserver sa famille, en pleine tourmente.
Il n’y a pas de coupable dans cette oeuvre amère, juste des victimes. Des êtres humains dans toute leur complexité, avec leurs imperfections, leurs faiblesses, leurs angoisses et leurs rêves. Des choses assez universelles qui font que tout le monde peut s’attacher aux personnages et se sentir concerné par les problèmes soulevés par le film…
Ainsi, Une séparation dépasse le cadre de la simple chronique familiale et du fait divers pour se transformer en un conte moral à la portée universelle.
Certains reprocheront peut-être à Asghar Farhadi de ne pas plus ancrer son histoire dans les problématiques iraniennes actuelles. A ceux-là, on rappelle que les films iraniens doivent passer entre les mailles du filet d’un comité de censure, qui ne fait pas de cadeaux aux cinéastes un peu trop critiques vis-à-vis du pouvoir, politique ou religieux, et que les films qui parviennent à se monter en ce moment en Iran ne sont pas nombreux…
Farhadi ne pouvait pas réaliser un film trop centré sur les problèmes iraniens actuels et attaquer frontalement le régime de Mahmoud Ahmadinejad. Et de toute façon, il n’est pas certain que le film y aurait gagné…
Il peut toucher ici un plus large public avec une oeuvre plus fine, plus posée, et délivrer quand même un message subversif, en filigrane.
Car finalement, rien n’empêche de voir dans cette histoire de secrets, de mensonges, de manipulations, une allégorie de la situation en Iran : les individus sont déchirés entre plusieurs clans, plusieurs courants de pensée, plusieurs approches de la religion. Chacun est persuadé d’avoir raison et cherche à imposer son point de vue à l’autre. Le dialogue est rompu, menace de dégénérer violemment à tout instant.
Et ces conflits se jouent sous les yeux d’une jeunesse impuissante, en grande détresse…
Une séparation est un film d’une grande intelligence, au scénario ciselé, quel que soit le niveau de lecture qu’on choisisse pour l’appréhender. Mais il doit aussi sa réussite à ses comédiens, tous magnifiques de justesse – oh que oui,le prix d’interprétation collectif à Berlin est amplement mérité – et à sa mise en scène très dynamique, collant au plus près des personnages pour traduire leur bouillonnement intérieur, leurs tourments, leur nervosité. Il fallait bien cela pour accaparer l’attention du spectateur pendant deux heures sans jamais baisser d’intensité…
Vous l’aurez compris, on ajoute notre voix au concert de louanges qui entoure Une séparation.
On peut ici parler de “chef d’oeuvre” sans que le terme soit galvaudé et il s’agit, à n’en pas douter, d’un des sommets de l’année cinématographique.
On ne peut donc que vous conseiller très chaleureusement d’aller découvrir ce beau film en salle et de lui apporter le succès qu’il mérite…
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Jodaeiye Nader az Simin
Réalisateur : Asghar Farhadi
Avec : Leila Hatami, Peyman Moadi, Shahab Hosseini, Sareh Bayat, Sarina Farhadi, Babak Karimi
Origine : Iran
Genre : conte moral universel
Durée : 2h03
Date de sortie France : 08/06/2011
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : pas trouvé…
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