En pleine guerre civile espagnole, deux clowns amusent un public d’enfants, qui l’espace de quelques instants oublient qu’au dehors, le pays se déchire. Et lorsque la réalité se rappelle à l’univers fictif et frappe à sa porte, lorsque les bombardements se font sentir jusqu’à l’intérieur du chapiteau, les clowns n’hésitent pas et redoublent d’inventivité pour faire oublier le danger imminent. De la Iglesia consacre ainsi, en une poignée de minutes, le règne de l’imaginaire et de la comédie comme remparts face aux impératifs du réel. Puis la scène se poursuit, les soldats vont jusqu’à s’immiscer dans le temple du burlesque, et extraient les clowns de leur univers pour les réquisitionner au service du combat républicain. Lorsqu’après quelques réticences l’un d’entre eux demande s’il a besoin de se changer, le leader des troupes armées lui répond que sa tenue, au contraire, effraiera les franquistes. Quelques instants plus tard, le clown aura en effet décimé, presque à lui tout seul, un régiment entier avant d’être maîtrisé.
Au départ, une lutte entre fiction et réalité
Si l’on tente de lire entre les lignes, il est clair que De la Iglesia se place ici dans la droite lignée du Labyrinthe de Pan (2006) de Guillermo Del Toro, et met en scène, par biais interposé, une véritable lutte fratricide entre la surpuissance de la fiction, qui en creux constitue une échappatoire, une armure, et les inévitables rappels à l’ordre du réel. Les deux sphères se mélangent et se confondent, la fiction prend tout d’abord le dessus, totalement furieuse, jusqu’à ce que l’impériosité du réel finisse par triompher, au moins temporairement.
Le superbe générique qui s’ensuit est d’ailleurs, à cet égard, parfaitement significatif : les portraits d’hommes politiques ou de généraux se succèdent, entrecoupés de ceux de clowns augustes et blancs, à une telle vitesse que les deux univers se mêlent à un rythme effréné et deviennent presque indistincts l’un de l’autre. Et au sein de ce fatras, de cette symphonie déstructurée mais matricielle de l’œuvre, apparaît soudainement, comme par magie, une illustration inspirée de Cannibal Holocaust (1980) de Ruggero Deodato. Il représente une femme intégralement empalée, un bout de bois taillé en pointe s’échappant de sa bouche béante. Ce plan est resté célèbre car le cinéaste a été soupçonné d’avoir filmé une victime réelle, puisque Cannibal Holocaust, ancêtre du Projet Blair Witch, s’amuse en permanence à brouiller les pistes entre le documentaire et la fiction. Il n’y a pas de hasard et De la Iglesia construit donc les dix premières minutes de son œuvre en y insérant de multiples indices, comme pour annoncer au spectateur que le déluge délirant qui va suivre est réversible, ambivalent, et possède un versant profondément personnel et politique, insaisissable et passionnant.
C’est ensuite un véritable jeu de pistes aux contours symboliques qui servira de fil rouge à Balada Triste. En 1973, un clown blanc mû par la vengeance de son père assassiné intègre une troupe, et tombe amoureux de la femme de l’auguste frénétique et violent. Les deux hommes vont se livrer à une lutte destructrice et sans merci pour la conquête de la muse, sur fond de dictature agonisante. De la Iglesia tente alors de suivre sa feuille de route, et esquisse au travers de ces péripéties un début de réflexion quant à la fuite du carcan du réel par la fiction, le maquillage, l’imaginaire. Mais très vite la dualité s’érode et les symboles se confondent : le clown blanc oublie peu à peu la part d’humanité qui réside en lui et marque sa peau au fer rouge, pour graver à jamais sur son visage les stigmates de l’apparat clownesque. De la même manière l’auguste est victime de la jalousie de son rival qui le défigurera, et lui permettra de ne plus avoir à se maquiller.
De fait la puissance du réel remplace l’imaginaire, le phagocyte et s’y substitue en un tour de passe- passe macabre. Les clowns ne représentent plus l’horizon lointain salvateur mais l’horreur pure, immanente, et les repères posés par le cinéaste au début de son film s’envolent en fumée. Par extension il est aisé d’imaginer que le cinéaste, qui a grandi avec la dictature, a fini par assimiler les numéros de cirque diffusés à la télévision à la répression franquiste, et que les deux univers sont désormais, du point de vue de son histoire personnelle, indissociables.
Balada Triste est donc d’une certaine manière absolument raté, en ce qu’il échoue à suivre ses notes d’intention programmatiques et balisées. D’un point de vue théorique rien de cohérent n’émerge de ce bouillon de souvenirs, d’influences et de douleurs ; les symboles s’entrechoquent et finissent par s’autodétruire, accouchant d’une masse informe d’idées orphelines et abandonnées, comme en suspens. Mais si le film délaisse cet aspect, c’est parce qu’il est traversé d’une tension bien plus prégnante, intime, qui lui permet de se régénérer et d’emprunter une direction que l’on ne soupçonnait pas. De la Iglesia se détache en effet progressivement de la sphère théorique et politique, comme incapable de supporter cette charge, pour s’ouvrir littéralement le ventre, et déverser sur l’écran la somme de tous ses fantasmes et angoisses. Et au centre de ces derniers, il y a la Femme.
« Chercher la femme »
« Chercher la femme », écrivait Ellroy à plusieurs reprises, en guise de leitmotiv de son chef d’œuvre Le Dahlia Noir. Le personnage principal était à la poursuite de l’assassin du Dahlia, tandis que l’écrivain exorcisait ses démons en disséquant, par procuration, la mort de sa mère. La trajectoire personnelle du cinéaste espagnol n’est peut-être pas aussi tragique que celle d’Ellroy, mais leurs deux œuvres se rejoignent précisément en ce qu’ils profitent de l’écran de fumée généré par une trame globalisante, pour développer en sous-main ce qui leur est plus intime. Et en l’occurrence, dès le premier tiers du film, De la Iglesia nous met sur la piste : l’auguste, répondant à une question anecdotique du clown blanc, lui assène dans une rage enfouie et glaciale qu’il n’y a « pas de mère » dans l’histoire qu’il vient de raconter. Il le répète plusieurs fois, de manière de plus en plus intense, avant de frapper sa femme, à ses côtés.
Dès lors, Balada Triste va jouer un double-jeu entre la dualité réalité/fiction, très générale, et la poursuite insensée et bestiale de la Femme. Cette trajectoire plus personnelle, presque inexplicable, va progressivement prendre le dessus sur les enjeux historico-politiques du film, pour se recentrer et consacrer la puissance de l’instinctif, du sexe, de l’amour, des pulsions primitives. Cette tension va se poursuivre et culminer dans un final hors du commun ; la femme y est superbe, jusque dans la mise en scène de sa propre mort, et s’éteint à l’apogée de son plus beau numéro, au pinacle de ce monde. Suspendue dans les airs, dans son foulard rouge à la longueur infinie, elle laisse les clowns la pleurer pour toujours.
Balada Triste est donc un film littéralement fou, qui contient plusieurs vies, et peut décontenancer de par son aspect tentaculaire et insaisissable mais se révèle dans tous les cas complexe et passionnant. De la Iglesia a accouché d’une œuvre vivante, à la limite de l’autonomie propre, qui s’émancipe progressivement de l’ADN qui lui est attribuée en son début pour mieux consacrer l’omnipotence des tragédies intimes, qui ne changent pas la face du monde ou même d’un pays, mais touchent à l’essentiel par un chemin détourné : celui des quêtes insensées, seulement compréhensibles par ceux qui les vivent, et qui n’ont d’autre moteur que celui du cœur.
Axel Cadieux