Nous sommes emportés dans ces turbulences terrestres et maritimes mais ce sont d’autres turbulences que nous montre aussi la chorégraphe. Relations hommes – femmes, relations amoureuses ou relations de pouvoir (beauté et pouvoir des femmes, violence des hommes), évocations de tortures (le souvenir de Pinochet est encore présent), d’exécutions (à l’appel de prénoms - Juan, Jose, Victor - un homme tombe), et le goût de la vie que chante Victor Jara (dont Pinochet a fait couper les doigts pour l’empêcher de jouer de la guitare avant de l’assassiner) : Deja la vida volar (« Laisse la vie voler »).
Pina Bausch nous montre du Chili des aspects disparates, et tente à plusieurs reprises de tendre un fil à travers le plateau : corde (tyrolienne) utilisée par un homme pour traverser un espace où une femme, attachée, ne peut le rejoindre ; écharpe en cours de tricotage passée autour du cou de deux femmes tandis qu’un homme, vêtu de laine, les regarde passer ; câble du micro que tient une danseuse entrant à cour chantant la la la quand un homme la soulève, câble qui oblige l’homme à abandonner la femme à jardin pour rapporter le micro. Décidément ces tentatives de relier les bords ne fonctionnent pas, fonctionnent moins bien que la chenille formée au milieu du plateau et qui se désolidarise tandis que les uns et les autres se regardent, surpris de ce qu’ils viennent de réaliser. Moins bien que cet alignement des femmes, couchées les unes près des autres, et faisant des gestes légers des mains et des bras, copiées par les hommes, s’installant un peu en retrait dans la même position.
La durée du spectacle dépasse les habituels spectacles de danse, et on a le sentiment que les gestes des danseurs sont à tout moment nouveaux, qu’ils ne se répètent pas et qu’il y en a encore beaucoup de possibles. C’est ce possible-là, malgré les obstacles et les peurs, malgré les bourreaux humains et les soubresauts de la nature, que Pina Bausch nous fait vivre.
J’ai vu ce spectacle au Théâtre de la Ville de Paris.