La gauche libérale en plein racisme social

Publié le 06 juillet 2011 par Pslys

Hallucinante découverte que celle du débat, opportunément rapporté par Le Monde, à propos des couches sociales sur lesquelles il conviendrait que le Parti socialiste plaçât ses billes : jeunes, vieux ? Classes populaires, classes moyennes ? Inclus, exclus ? En soi, cette dernière classification effare : les repliés et les ouverts. Les frileux et les conquérants. Transformation de la fracture sociale en clivage moral. Hier, on parlait des « classes dangereuses ». Elles sont devenues les classes « out » par opposition aux classes « in ». D’un côté, donc, des altruistes entreprenants, généreux et universalistes et, de l’autre, les rabougris, les ratatinés, les bas d’horizon sinon de plafond, dont la reproduction endogène rétrécit le mental.
Le problème, c’est que les premiers sont ceux qui ont les moyens, par exemple de se tailler une place sur le marché chinois, voire de se faire adopter par l’intelligentsia new-yorkaise. Les autres, ceux qui défendent leur petite entreprise contre les diktats des centrales d’achat, leur commerce de proximité contre l’impérialisme de la grande distribution, leur emploi menacé par les délocalisations boursières, leur statut emporté par la dérégulation, leur pouvoir d’achat chahuté par une dévalorisation dont la mondialisation est le prétexte, ceux-là sont des « archaïques » à la vue courte qui restent agrippés comme des moules au rocher de leur égoïste immobilisme. Quand l’insécurisation dope l’ambition des premiers, les seconds fantasment une insécurité qui la verrouille. Ceux-là n’hésitent pas à aventurer leurs flux de capitaux à l’étranger, ceux-là voient dans tout flux d’étrangers une menace pour leur travail.
Salaud de pauvres ? Même sous Guizot on n’aurait pas osé. Au fond, on n’aura rarement été aussi loin dans le racisme social. D’ailleurs, s’adresser aux premiers ce n’est pas du « bourgeoisisme » et, de toute façon, c’est propre, mais s’adresser aux seconds, c’est du « populisme », et c’est sale.
Ai-je bien compris ? Admettons, pour être très large, que 20 % de nos concitoyens, accros à la mondialisation, soient les bénéficiaires de toutes les « ouvertures » sur le grand large. Que 20 % y soient idéologiquement acquis sans en être bénéficiaires. Est-ce à dire que les 60 % qui restent, c’est-à-dire, pour l’essentiel, non seulement le chômeur, l’ouvrier ou l’employé, mais le travailleur indépendant, le commerçant de quartier, l’artisan, le petit entrepreneur, le paysan non productiviste, que ceux-là, donc, il faille les larguer, les jeter, ou les brader au Front national ?
Qu’est-ce qu’une élection « démocratique » exactement ? L’occasion de présenter au pays une vision, une orientation, de lui proposer des choix, des approches, des solutions : ce qui implique de prendre en compte l’ensemble de ses composantes, de s’adresser à lui dans sa globalité diverse ? Ou bien s’agit-il d’une manière de shopping à l’occasion duquel on achète, comme dans un souk, ce qui fera le plus d’usage pour le plus petit coût ? « Le vieux, dit celui-là, mauvaise affaire, il vote à droite. »"Le jeune, nuance l’autre, pas intéressant, ça ne vote pas. » Les ouvriers ? Produit périmé. Les employés ? Défraîchis. Mais non, clame-t-on, en réaction, le pauvre est récupérable, rafistolable. Le peuple, une fois nettoyé de ses scories, reste un placement intéressant. Va-t-on risquer tous ses avoirs sur ces produits dérivés que sont les classes moyennes ? Marché porteur, conseille-t-on ici ; investissement spéculatif, corrige-t-on là.
Jusqu’ici c’est ainsi, en effet, que raisonnaient les experts électoraux du camp sarkozyste. Le sociologisme de marché aurait donc fait des émules à gauche. Régression absolue. Il ne s’agit plus d’aller vers la nation « une et indivisible » (formule ringarde, dira-t-on), mais de rafler les plus rentables de ses actifs, voire les plus accessibles de ses passifs, de préempter des parts de marché. Des élections ou des soldes ? De la politique ou du boursicotage ?
Peut-être est-ce cela qu’on appelle la « fin des idéologies ». Constat : quand il faudrait intégrer solidairement autour de valeurs et de principes, fédérer les différences et optimiser les diversités, on parcellise en fonction d’un pur « raisonnement comptable », comme disent les syndicats. Au lieu de projeter une finalité collective, on anticipe des réactions catégorielles d’intérêts.
Et cela débouche sur le comble : inutile de chercher à reconquérir le peuple, nous explique l’honorable fondation Terra Nova, il est passé de l’autre côté. Celui de la fermeture. Prendre en compte ses rétractions et ses aspirations reviendrait donc à sombrer dans le « social-populisme ». Pouah ! Dans ce cas, il faut oser aller plus loin dans la franchise cynique et prévenir, dès maintenant, les militants républicains démocrates que Nicolas Sarkozy sera réélu… contre Marine Le Pen.

Jean-François Kahn, essayiste Article paru dans l’édition du Monde du 06.07.11