Un peu en retard, mais il m’était difficile de manquer l’opportunité de revoir un film qui m’avait marqué – et en blu-ray cette fois.
Un film de Richard Fleischer (1973) d’après le roman de Harry Harrison Make Room ! Make Room ! avec Charlton Heston, Edward G. Robinson & Curt Connors.
Un blu-ray region A, B, C Warner (2010)
2.35 :1 – 16/9
VOST DTS-HD MA 1.0 ; 97 min
Une chronique de Vance
Résumé : en 2022, la Terre voit ses ressources s’épuiser de façon dramatique. Les villes ont depuis longtemps dépassé les limites de la surpopulation et l’atmosphère saturée génère un smog permanent et une température difficilement supportable. Bien heureux ceux qui ont encore un toit, les gens s’entassent où ils peuvent pendant la nuit et vont quémander de l’eau et de la nourriture sur les marchés avec leur carte d’approvisionnement. Et quelle nourriture ! Des galettes et biscuits réalisés à partir de graines et de plancton, produits par des grandes firmes comme Soylent, leader dans le domaine.
Or, cette nuit, dans un de ces appartement luxueux de Chelsea, dans la banlieue d’une New-York ayant dépassé les 40 millions d’habitants, Simonson, un des responsables de Soylent, est sauvagement assassiné. Thorn, policier efficace et intègre, est chargé de l’enquête avec Sol, son coéquipier/archiviste/colocataire : il compte bien profiter des rares privilèges que lui accorde sa profession…
En son temps, le film avait fait l’effet d’une petite bombe, tant par les arcanes de sa révélation finale que par le traitement lié au passage au « Foyer » de Sol. Il a généré son mouvement « culte » et instillé dans l’esprit de nombreux spectateurs des moments inoubliables. On peut trouver la Phrase de la Révélation, cette vérité trop atroce qui ronge de remords ce haut responsible, fait vaciller la raison de ce prêtre confesseur et tue tous ceux qui l’approchent, sur de nombreux T-shirts vendus dans les boutiques pour geeks.
En un sens, elle fait écho à cette image inamovible, scellée à jamais dans notre inconscient (qui a étrangement Charlton Heston en point commun) qui clôt la Planète des singes.
Depuis, Mickey 3D et l’Aile ou la cuisse sont passés par là, et l’impact, forcément, est amoindri. Mais le discours n’a jamais été aussi actuel.
C’est que l’avenir décrit ici, c’est déjà demain. Certes, on ne vit pas en permanence dans une atmosphère tellement polluée qu’elle voile le champ de vision (l’effet choisi, quoique classique, est saisissant de réalisme pour les scènes d’extérieur), mais il suffit de voir les centre-ville de cités comme Mexico, Tokyo ou Los Angeles pour se rendre compte qu’on n’est pas si loin de cette situation extrême. Certes, nous mangeons à notre faim, et des produits aussi variés que nourrissants, mais près d’un milliard d’humains souffrent de la faim – et on sait déjà que l’enjeu majeur du XXIe siècle pour les populations sera l’eau potable.
Réalisé en 1973, le film s’avère encore plus dénonciateur et provoquant que le roman, davantage axé sur la surpopulation et ses effets sur la société. L’auteur, Harrison, malgré quelques hésitations au départ, affirmera ensuite apprécier les choix de la production et les orientations des scénaristes ; il participera d’ailleurs activement au projet. Bien lui en prend car l’oeuvre de Richard Fleischer en profite pour aborder de nombreux thèmes sous-jacents dans les discours de l’époque et les textes d’anticipation (la radicalisation des strates sociales, la dépersonnalisation des individus – liée à la condition féminine, les jeunes femmes ici étant considérée comme du « mobilier » [furniture] directement rattachée à un appartement, l’effondrement des technologies – finie la société de consommation, place à une économie de survie). Quoique moins ouvertement socialiste que de nombreux auteurs de ces années, le métrage va bien plus loin que ce qui existait jusque là. Après une ouverture musicale sans dialogues (un montage vif d’images d’archives expliquant brillamment comment les hommes en étaient arrivés à ce point – avec des accents rappelant le Koyaanisqatsi que je ne cesse, décidément, de mentionner), les séquences se déroulent avec un côté languissant privilégiant les discussions et les rapports entre personnages, plutôt que l’action qui est assez chiche. Quelques effets de zoom trahissent l’époque, ainsi qu’un cadrage parfois hésitant : Fleischer n’est pas dans l’expérimentation et évite souvent le démonstratif. C’est d’ailleurs justement cette forme de discrétion qui rehausse encore les séquences les plus chargées émotionnellement (lire plus haut, mais je repense également à cette autre scène, plus tôt dans le film, où Thorn rapporte à Sol certains des trésors dénichés chez Simonson : en redécouvrant la joie de goûter à des produits naturels et savoureux, le vieux Sol – qui, lui, a connu cette époque révolue – est partagé entre un intense bonheur nimbé de nostalgie et une colère légitime envers ceux qui ont laissé faire et ont détruit le monde tel qu’il était.
Car le monde était beau, ne vous en déplaise. Je suis ainsi toujours profondément touché par la manière dont les livres sont traités, (re)devenus de véritables objets d’art, chargés d’une connaissance dont le peuple n’a plus l’usage. L’Echange, ce lieu où les adjoints aux policiers peuvent accéder à des informations archivées, devient par là même une sorte de sanctuaire secret, réservé à quelques rares initiés, dépositaires d’un savoir millénaire et des derniers souvenirs d’une Humanité mourante.
L’enquête passe vite à la trappe, la réalisation s’attardant davantage sur quelques moments forts (les émeutes et les camions-bennes chargés de déblayer en ramassant littéralement les récalcitrants) et les tribulations d’un Thorn d’abord opportuniste (il va profiter autant qu’il peut du luxe inouï dont jouissait Simonson avant d’être touché à la fois par la condition de Shirl, femme objet qui a réussi à l’émouvoir, et par les révélations de Sol, son vieux compagnon d’armes souffreteux) puis résolu à aller jusqu’au bout. Ca manque de rythme, mais l’importance des enjeux compense tout, ou presque. Quant aux effets spéciaux « éblouissants » vantés par la jaquette, je les cherche encore…
Enfin, il est nécessaire d’évoquer la performance d’Edward G. Robinson, dont c’étaient les derniers instants au cinéma (il mourut quelques semaines après la fin du tournage), un acteur décidément poignant, au jeu aussi subtil qu’intense. Le contraste avec la désinvolture athlétique de Heston ajoute encore à l’impact de l’œuvre.
Un classique d’une noirceur inhabituelle, à voir ou revoir.
Ma note : 4/5
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