Il y a quelques semaines, je demandais à Yann Stenven (professeur d'Arts Plastique au Collège-Lycée Chatelet de Douai avec lequel nous travaillons depuis 2007 sur un projet d'exploration marionnettique) d'écrire un texte, son regard sur notre travail. Ce texte, m'est parvenu hier soir. Ce texte que je destinais initialement à la publication dans le cadre de nos dossiers, je ne resiste et vous le livre dans son entier. Merci Yann. Fabrice Levy-Hadida
Du spectacle à l'oeuvre
un regard par Yann Stenven - Professeur d'Arts Plastiques. Colège Albert Chatelet de Douai
Quelques bancs vernis réfugiaient dans une salle par crainte de la pluie, un public d'enfants piaffant dans l'attente du lever de rideau, une musique ambiante en sourdine. Une invitation à s’asseoir, à faire silence. Quelques rires, un noir, et la lumière qui s'éveille tandis que le rideau s'égraine à la tringle. Jusqu'en cet instant rien ne pouvait me permettre de préjuger de la rencontre. Tout et tous semblaient en place logique : un castelet, un public réfugié des eaux et enfantin comme dans la meilleure illustration jaunie d'un théâtre de Guignol. Je me sentais monstrueux sur ma portion de banc, intrus démesuré prêt à un temps qui ne me serait pas destiné. Après tout, ma présence était professionnelle, j'étais un adulte avec une excuse comme s'il en fallait une pour être là. Je venais au spectacle, ne doutant pas de savoir ce qu'est la marionnette. Ethnologue improvisé, je souhaitais observer le drôle de métier de marionnettiste.
« Zette* ! T'as fait tes devoirs » et l'apparition de la demoiselle aux couettes, aux cheveux sur la langue a percuté le mur, barrage de mes préjugés ou plus simplement de mon ignorance. Un Cupidon tout de noir vêtu, caché en castelet venait de décocher sa flèche qui me transperçait non la poitrine mais me piquait à vif, d'un trait redoutable, l'un de ceux que l'on sent à peine, qui petit à petit pénétrait la chair de votre passion naissante. Je ne me souviens plus du temps, je flottais dans la durée du récit, je bouillonnais de la surprise, de la rencontre avec un personnage qui dans ma cosmogonie d'adulte reste l'un de mes préférés, indispensable au même titre qu'un Gregor Samsa, un Ulrich ou une Alejandra.**
Au travers de la figure de Zette, mon regard naissait, prenait corps sur un art qui en cet instant, en moi, n'était pas. Je venais au spectacle, je ne venais pas à la rencontre d'une œuvre, je venais me distraire... Par le face à face avec le visage de Zette, elle devenait l'allégorie de ma curiosité. Elle me séduisait comme une nouvelle question, objet de mon désir artistique. Zette s'offrait en miroir de ce qui me porte et me conduit chaque jour à souhaiter comprendre ce qu'est une œuvre ? Ce qui est œuvre. Elle me renvoyait à mes contradictions. Pourquoi ne me vois-tu pas ce que je suis ? Ne sais-tu pas que je suis un art, Pourquoi ne vois-tu en moi que la petite fille ?
Mais plus qu'un reflet, Zette et ses congénères, Zette et ses mots, Zette et sa marionnettiste, Zette et son auteur devenaient le mystère d'une œuvre, la complexité d'une création et le début de mon éveil. Lève-toi et vois ! S'imposait en phrase impérieuse dans mon esprit, tandis que je m’agitais follement des deux mains à la tombée du rideau. L'apparition des marionnettistes, sous les applaudissements, m'affirmait que l'œuvre était de chair et de corps. Que l'auteur, les interprètes*** m'avaient emmené plus loin, chez eux, dans une conscience au monde.
Le premier désir d'appropriation fut de comprendre le comment de l'objet, sa gestation, sa chair. Curiosité comblée par l'expérience d'atelier qui me permit l'autopsie d'un savoir faire qui me gardait proche de mes propres savoirs, ceux des mains qui transfèrent à un médium par l'outil une forme selon un désir d'amener au monde. Si je n'avais jamais accouché de marionnette, la délivrance me semblait proche, je pouvais saisir le corps et en Frankenstein nouveau-né assembler les parties. Même si, sur la table l'être s'abandonne sans vie à la surface dure et froide. L'impulsion électrique, la décharge orageuse qui ferait de ma main, mon bras, mon corps la pile de cet être à venir ne se construiraient qu'au fil du temps, lentement par le regard, l'écoute et la compréhension qu'on ne glisse pas la main dans une gaine marionnettique comme le pied à la charentaise.
La charentaise généreuse qui s'offre au pied fatigué qui cherche le repos après le travail. La gaine, elle n'accueille pas la main, elle la contraint et par la même le corps du manipulateur qui pour que la marionnette ait un squelette, un corps actant, mène à l'effort le sien, le violente dans la position et la durée. Position dans la gaine, positionnement de la main qui marquent la première entorse à la tradition que je compris. Zette et ses compagnons ont l'articulation d'une bouche. Et non, ce délicat coup de pinceau pourpre qui se perd à la « sur-face » de Guignol, bois de masse où le repeint donne l'illusion d'un visage. Guignol doté d'un inexpressif visage ne peut émouvoir, prendre la lumière, il ne peut exister que dans l'action, la trépidation. Ses actes valent plus que son discours.
Zette, malgré son zozotement, ses difficultés en orthographe a le temps d'articuler ses mots, d'incarner le Verbe. Elle n'a pas un discours, encore moins un texte, elle a une parole. Et par delà son articulé de mâchoire une gueule, un visage qui s'anime, se sculpte dans le fil du propos. La bouche incarne l'être, le fait être au monde. Tout comme cette bouche grande ouverte qui hurle de l'intérieur de l'un des visage les plus déshumanisés qu'est l'œuvre de Munch, le Cri. La bouche et l’œil, traces ultimes du visage, ce qu'il reste d'une humanité dans la décomposition de la face d'un Antonio Saura qui perd le trait du visage mais le fait vivre dans la couleur et la rage du pinceau, la touche qui puise au connu la vérité de son essence.
Une existence qui ne passe pas par la table rase, une « contemporanéité » du dialogue à l'art, par l'actualisation mais la formulation de la question. La question pour l'artiste qui dans son parcours de création fait de ses choix le sens de l'œuvre est non sa forme. Quant à la forme qui émerge, elle est le témoignage du questionnement, sa trace et non sa formulation par l'artifice. L'artifice, l'apparence de...ce qui se donne le contour, voir la saveur mais qui n'est que façade. Oui, la marionnette est un grand art et à ce titre se doit de se confondre en tout, se doit de donner l'apparence du change avec ses arts voisins le théâtre, la danse. Elle se doit de conquérir un vrai public, celui éclairé qui pourra dire que puisqu'elle en revêt la forme, elle est moderne, contemporaine comme si ces deux qualificatifs valaient tout. Ah ! Modernité, miroir aux alouettes.
« Miroir mon beau miroir dis-moi qui est la plus... » belle tromperie que de croire que l'on peut être sans mémoire, l'artifice ne trompe que ceux qui se bornent à croire que l'on peut tout oublier et venir de rien. La marionnette n'a pas à se pouponner des autres arts, elle est et doit être de son histoire même si le jeu se fait dans le village le plus reculé, dans un castelet et sans renfort d'artifices car cela n’empêche pas que dans l'écoute, le rire, l'émotion et les applaudissements l'œuvre se fait sous les regards. Et tant bien même, le public n'a pas vu sous le couvert de la tradition, l'irrespectueuse transgression de la marionnette qui l'ouvre, il a vécu le texte, entendu les paroles d'un Germain LeNain****.
Un Germain LeNain qui comme Guignol a fort à faire mais qui par ses paroles va bousculer son petit monde. Germain est certes débiteur mais il devient, non pour sauver sa peau, mais la nôtre aussi une conscience. Malgré, ses travers, puisqu'il est le verbe par la maîtrise de la parole, il nous dénonce notre rapport à l'argent même s'il peut y succomber aussi. Il s'interroge du plaisir qu'éprouve le public à le voir se faire violenter. Devient brave et héros dans un emploi à contre nature. Mais c'est bien sa complexité qui le fait exister et le rend crédible à nos yeux, il pourrait être nous et nous pourrions être lui. Parce qu'il parle, n'est pas lisse de caractère et que son corps bien que difforme et même peut-être monstrueux ne nous est pas totalement inconnu ou étranger. Germain n'est pas une caricature, il est un être croqué à notre image comme les êtres des albums de dessins de Francisco de Goya. Albums dans lesquels le maître aragonais, pourtant grand portraitiste ne saisit du trait, de la forme des personnes que l'essentiel, l'utile à la représentation universelle de ces êtres qui se complaisent dans l'ignorance, la cruauté, la bêtise. Juste ce qu'il faut de traits pour qu'ils existent et suffisamment pour que nous puissions nous reconnaître en eux. Tout comme Germain, Zette ou Vladimir*****, les personnes croqués par Goya sont monstrueuses bien que belles, difformes non par caricature, maladresse mais parce que profondément humaine. Les trognes, les paroles et mouvements des marionnettes de la Compagnie sont comme les gueules de Goya, les foules de Saura l'essence même de la vie. Vie unique pour le spectateur qui par le truchement de la représentation peut être, tour à tour, Germain ou Zette en plus de lui même et s'offrir mille et une vies qui silencieusement, patiemment construisent l'Homme. Car bien au-delà de la distraction, qu'elle s'en défende où non, la Compagnie fait œuvre, offrant un art qui nous grandit. Permettez-moi, dès lors en simple découvreur, en écho des mots de Robert Filliou de dire que la force et la beauté de votre œuvre est de permettre de comprendre en quoi « l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art ».
Yann Stenven / Professeur d’Arts Plastique Collège Lycee Chatelet de Douai
* La chambre de Zette, création de la Compagnie Les Mille et une Vies.
** Gregor Samsa, La Métamorphose, Franz Kafka ; Ulrich, L'homme sans qualités, Robert Musil ; Alejandra, Héros et tombes, Ernesto Sábato.
*** auteur et interprètes, Dorothée Saint-Maxent et Fabrice Levy-Hadida.
**** Les aventures de Germain LeNain, création de la Compagnie Les Mille et une Vies.
***** Le dernier spectacle des Grizbatoruc, création de la Compagnie Les Mille et une Vies.