Henri Godard s'est attaché à reconstituer la vie de Céline à travers ses écrits, sa correspondance, des témoignages de
proches, des biographies antérieures. Le résultat est une biographie à dominante littéraire, qui consacre une large part à la genèse des romans et des pamphlets.
D'ordinaire je ne suis pas très friand des biographies consacrées à des écrivains. Je suis plutôt proustien à cet égard.
L'oeuvre, dans bien des cas, à mes yeux, se suffit à elle-même. Mais, en l'occurrence, il est bien difficile de dissocier l'oeuvre de l'auteur, d'autant que Céline et ses écrits sentent le même souffre. Le ministre de la culture français, Frédéric Mitterrand, en se pinçant le nez, l'a même retiré du recueil des célébrations nationales 2011 ici, alors que le 1er juillet dernier correspond au cinquantenaire de sa mort.
Il est également difficile de dissocier les romans des pamphlets. En effet Louis-Ferdinand, dans les uns comme dans les autres, transpose la langue parlée dans la langue écrite et fait entendre une musique qui n'avait jamais été composée de cette manière avant lui.
Le résultat, très efficace, est obtenu en s'affranchissant des règles grammaticales, en juxtaposant des séries d'expressions, en
forgeant de nouveaux mots, en introduisant des pauses sous la forme de points de suspension et en juxtaposant des sonorités qui font mouche à l'écrit et sont, curieusement, difficiles à
apprécier oralement.
Tous les livres de Céline ont pour point commun d'avoir soulevé des scandales, mais ces scandales se sont traduits par des réussites bien différentes. Si Le voyage au bout de la
nuit, qui ne peut que scandaliser les bourgeois, a connu une grande fortune d'édition quand il est paru, il n'en a pas été de même de Mort à crédit,
qui lui est pourtant supérieur et qui est d'une veine encore plus scandaleuse.
Céline, qui était très conscient de son talent et de la révolution littéraire qu'il apportait, aurait très
mal pris le sort que la critique et les lecteurs avaient réservé à son deuxième roman. Il en aurait conçu une rancune tenace, une véritable haine, contre tous ceux qui l'avaient ou
ignoré ou dénigré.
L'origine des pamphlets antisémites serait donc à trouver à la fois dans le milieu familial dans lequel il avait grandi, dans l'antisémitisme manifeste qui imprégnait l'époque,
dans la dinguerie de l'auteur et dans cette frustration de ne pas être reconnu à sa juste valeur, les juifs devenant, parmi d'autres, mais principalement, les boucs émissaires
de sa vanité blessée.
Henri Godard fait un sort à l'interprétation erronée selon laquelle Céline aurait souhaité l'extermination des juifs. Le massacre dont il est question dans Bagatelles pour un massacre ne vise pas les juifs mais la guerre franco-allemande qui se profile. Cela n'enlève rien au caractère insupportable des pamphlets où Céline déverse des tombereaux d'injures sur les juifs dont il souhaite explicitement l'expulsion du pays.
Le talent de Céline est indéniable et c'est même ce talent qui rend ses pamphlets efficaces, alors qu'il serait vain d'y chercher une base idéologique au racisme furieux qui les sous-tend.
Ces attaques délirantes contre les juifs laissent aujourd'hui pantois mais leur irrationalité pouvait alors trouver un large écho chez les plus vils de ses lecteurs enthousiastes, parce qu'ils réveillaient en eux de bas instincts sans doute trop légèrement endormis.
Aussi faut-il vaincre sa répulsion pour découvrir de ci, de là, au milieu de tant de haine, des pépites d'écriture qui étonnent d'autant plus, par contraste; pour relever les propos hygiénistes du médecin qui s'afflige des dégâts que cause notamment l'alcool dans les couches misérables de la population.
L'école des cadavres n'aura pas le même tirage que Bagatelles. Les beaux draps, qui paraîtront pendant l'Occupation, auront encore moins d'excuses d'être publiées dans de telles circonstances. Il en sera longtemps puni par le dégoût et le désintérêt que la critique et les lecteurs lui témoigneront dans l'immédiate après-guerre.
Céline ne renouera avec le succès qu'avec D'un château l'autre, où il peindra comme il sait le faire de manière hallucinante l'atmosphère qui régnait à Sigmaringen où la fine fleur de la Collaboration avait trouvé un refuge artificiel et précaire.
Son oeuvre ne commencera à être publiée dans La Pléiade que quelques mois après sa mort. Il n'aura jamais connu de son vivant la consécration du prodigieux écrivain qu'il était et dont il n'était que trop conscient. Mais ses outrances l'auront finalement empêchée.
Henri Godard pense que les pamphlets seront inévitablement republiés un jour :
"En confrontant les lecteurs qui ne les connaissent encore que de seconde main à leurs pages
les plus insupportables mais en leur révélant des morceaux qui sont du meilleur Céline, cette réédition les amènera à clarifier les idées qu'ils se font des rapports de la littérature et de la
morale."
La levée de l'interdiction de leur republication faite par Céline lui-même - quel aveu ! - permettrait effectivement à ceux, qui n'ont pas pu se les procurer chez les bouquinistes des quais
de la Seine, de se rendre compte que le talent ne va pas toujours de pair avec les bonnes intentions.
Francis Richard