Facile à dire. Mais comment pourrais-je faire, moi qui ne sais pas délayer le moindre propos ? Je suis tellement fauché que je ne parviens plus à imaginer gagner ma vie en racontant des salades. Et puis je suis atteint de ce mal incurable : la flemme, qui se dissimule si plaisamment dans ces grands principes : l’honneur et la sincérité. C’est tellement plus simple de ne pas faire l’effort de plaire et de baratiner. Bref, je vais tout de suite vous révéler le pot aux roses et le pourquoi de toutes les abracadabrantes digressions de Fombeur.
C’est Jacques Lemercier qui l’intéressait, celui qui avait gagné pas mal d’oseille avec la Schnouffe et la Retape, euh pardon la SNCF et la RATP. Ce brave gars ressemblait à ces Français moyens qui ont trimé pour reconstruire le pays, dans une période qu’on appelle les trente glorieuses, comme si tout avait été facile et magnifique à l’époque.
Mais la mémoire, cette trousse de maquillage, enjolive tout et il ne faudrait pas oublier que ces pauvres gars travaillaient dur. Jacques portait une petite moustache broussailleuse et grisonnante, les prolos aimaient bien ça à l’époque. Il avait fait les Arts et Métiers dix ans après avoir quitté la communale, s’était instruit sur le tas, avait fondé sa pas-si-petite-que-ça boîte de réparations et dépannages d’équipements électriques pour l’industrie et les transports. Quand vous aviez une usine en rade pour cause d’alimentation en courant alternatif défaillante et que le matériel n’était plus sous garantie, que le constructeur avait disparu ou que la panne était trop difficile à résoudre : pas de souci ! Vous appeliez Lemercier et vous signiez un gros chèque puis, quelques heures ou quelques jours plus tard, ça redémarrait.
Lemercier était infaillible dans son métier et il racontait goguenard qu’une belle nuit de printemps 1980, totalement affolées, les autorités de la RATP l’avaient appelé pour remettre en route le système qui alimentait le RER alors qu’il ne donnait plus signe de vie ainsi que tous les dispositifs de secours censés le remplacer en cas de coup dur. Trois heures plus tard, des centaines de milliers de personnes allaient se retrouver sans possibilité de se rendre sur les lieux de leur exploitation : ce sont des choses qui vous plongent dans la nervosité, assurément. Comme les élections présidentielles approchaient et que le climat était tendu dans le pays, l’affaire était remontée au gars de permanence à l’Elysée qui avait sommé le PDG de l’entreprise de trouver une solution ou de se préparer à prendre ses cliques et des claques. La solution se nomma Jacques Lemercier qui en profita pour extorquer un contrat de surveillance générale du système qui aurait assuré, à lui seul, ses revenus pour des décennies.
Cette belle prospérité lui permit de se faire construire une maison cossue à Gif-sur-Yvette et, cas assez rare chez les autodidactes, de développer le goût pervers et décadent de la collection d’œuvres d’art. Lors d’un voyage à Bali, Lemercier était tombé amoureux de l’Indonésie et il avait commencé à récolter tous les kriss anciens qu’il pouvait trouver, ces poignards à la lame ondulante qui sont l’âme du guerrier. Il en avait près de quatre cents, la collection la plus importante au monde. Ils étaient ornés de poignées en os, en buis, en ivoire, en argent, en or, incrustés en pierres de toutes qualités, de la petite verroterie jusqu’au gemme le plus rare. Il était évident que l’évocation de Sumatra était un moyen d’inciter Lemercier à se joindre à l’expédition, sachant qu’elle le conduirait sur ses terres de prédilection et qu’il lâcherait peut-être ses trésors.
Car cette passion n’était pas inconnue de Fombeur qui avait rencontré Lemercier pour la première fois alors qu’il était galeriste. Le collectionneur cherchait à savoir si, par hasard, le marchand vendait autre chose que de l’art africain. L’immense culture de Fombeur agissait comme un narcotique sur Lemercier qui, pourtant, était pour tout autre sujet que les antiquités et la mystique un entrepreneur madré. Mais, face à son gourou, il perdait tout discernement.
Parmi les poignards possédés par Lemercier, un seul eût suffit à justifier la convoitise de Fombeur : l’arme de parade du sultan de Solo, volée dans son palais par un aventurier hollandais en 1887. Ornée de diamants et rubis birmans de belle prestance, elle avait une particularité : un fourreau en jadéite d’une qualité inouïe, d’un vert homogène et profond, poli à la perfection.
Les Chinois amoureux fous de jade ont coutume de dire que, pour acquérir une pierre de cette sorte, un homme doit être capable de donner tout ce qu’il possède par ailleurs. Un Oriental est prêt, pour posséder pareil objet, à faire ce que seul Dieu peut obtenir d’un Occidental. Le fourreau de ce kriss était tout simplement la plus belle pierre de ce genre jamais inventoriée. Lemercier avait eu la chance de l’acheter à Lisbonne, vingt ans plus tôt, à un brocanteur à moitié ignorant. La présence des diamants et des rubis n’avaient pas échappée au vendeur. Mais la valeur du jade, plus difficile à comprendre, avait été outrageusement sous-estimée par le marchand.
Fombeur, invité bourgeoisement par Lemercier à dîner dans sa maison de la vallée de Chevreuse, avait au premier coup d’œil repéré la merveille et s’était juré de la récupérer. J’imaginais qu’il chercherait à convaincre Lemercier de ramener le kriss en Indonésie sous un prétexte quelconque et que cela lui offrirait l’occasion de le soustraire à son légitime propriétaire. Et c’est ce qui se produisit : Fombeur allant jusqu’à déclarer que, pour soudoyer les officiels sumatrais et obtenir l’autorisation d’installer la nouvelle « Maison » à Toba, il fallait leur donner le poignard. Aussi incroyable qu’un roman puisse inventer et que la réalité peut dépasser, c’est bel et bien ce qui se produisit : Lemercier ne faisait aucune difficulté à céder son bien ! De tout cela, je fus informé par la victime elle-même qui m’expliqua, sentant mes réticences à partir, que nous avions tous une chance extraordinaire et que lui-même était prêt à de grands sacrifices.
La difficulté qui se présenta immédiatement était que Lemercier avait avoué à Merlin et Fombeur m’avoir parlé du kriss. Je dus, dès mon retour à la « Maison » l’avant-veille du départ, subir un interrogatoire en règle où je parvins, tant bien que mal, à faire montre d’une totale indifférence et d’une encore plus grande ignorance au sujet de l’Indonésie, des jades et de tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur sur le marché des antiquités. Au passage, j’en oubliai presque que je me retrouvai embringué de plus belle dans cette folle escapade.
J’ouvre à l’instant une minuscule parenthèse : je me dis souvent que je manque de caractère, que je cède trop facilement devant l’adversité ou aux exigences de toutes celles et ceux qui font pression sur moi pour obtenir quelque chose. Çà ne vous arrive jamais, à vous, de vous laisser faire par un commerçant qui vous arnaque en vous vendant un produit pas très frais ou un peu mochetard et de ne pas protester car vous en avez assez de devoir vous colleter avec tout le monde dans cette société ? Et de baisser les yeux quand quelqu’un vous prend à partie parce que vous avez frôlé sa carrosserie dans un embouteillage ? Allons ! Je suis sûr que si. Et bien, dans mon cas précis, c’est tout simple : j’avais cédé, j’étais revenu à la « Maison », par peur des réactions de ma fliquette et de Fombeur. Voilà, je ne vous emmerde pas plus longtemps avec cette excursion psychologique nécessaire pour comprendre la panade dans laquelle j’allais me trouver.
La « Maison » avait changé totalement en un mois. La quasi-totalité des meubles avait disparu et des grosses malles et autres cantines en métal encombraient le grand salon où Fombeur organisait quelques jours plus tôt ses « confessions ». J’étais épaté par la rapidité avec laquelle il avait plié bagage. J’appris que les propriétés des disciples ayant quelque valeur, ne pouvant être vendues et devant être expédiées à Sumatra avaient déjà été placées dans une sorte de dépôt et étaient prêtes à partir. Par-delà son côté teigneux et nerveux, Merlin se révélait un excellent organisateur, ce qui décuplait mes craintes.
Fombeur nous annonça que nous ne nous quitterions plus jusqu’au départ : j’étais fait comme un rat. La descendante de Maurras semblait épanouie, Lemercier halluciné, les cinq autres disciples embringués dans le voyage paraissaient groggy et Alix et Camille toujours aussi sereines. Comment une telle situation avait pu se nouer aussi facilement, presque naturellement ? Il suffit parfois de pousser une petite porte pour se trouver dans la grande salle de bal de l’absurde. Je n’avais pas encore prévenu ma famille et mes amis de mon départ imminent et je me dis soudain que j’avais eu tort, car un d’entre eux m’aurait peut-être donné une idée pour me sortir de ce guêpier.
La veille de notre départ, Fombeur me fit signe de le rejoindre dans son bureau. Lemercier et Merlin étaient là. Et la conversation fut plus ou moins la suivante :
Fombeur : - Alors, Michel, tu as dû te demander à quoi ressemblaient les kriss de notre ami Jacques ?
Bibi Fricotin : - Non, pourquoi donc ?
Fombeur : - Inutile d’être à double détente avec moi. Tiens, regarde donc la merveille dont on t’a parlé …
Fombeur sortit d’un sac en velours rouge ce qui me semblait davantage une épée ou un sabre qu’un simple poignard car il devait dépasser les quarante centimètres. Un fourreau vert légèrement arrondi protégeait la lame et se terminait dans une splendide poignée formant comme une tête de serpent dont les yeux étaient sertis de deux rubis légèrement violacés. Avec précaution, Fombeur ôta la lame de sa protection. Elle était forgée dans un métal très noir mais, tout au long de se délicate ondulation, le corps d’un autre serpent, en or, se devinait, niellé dans l’acier. Ainsi, en dégageant la lame du fourreau, on voyait se former l’intégralité de la bête effrayante.
Fombeur : - As-tu compté le nombre de courbures Michel ?
Moi : - Sept ?
Fombeur : - Eh oui ! Le plus souvent, il n’y en a que cinq. Le sultan de solo avait un kriss particulier car il descendait, de temps immémoriaux, des princes qui avaient connu le serpent originel, celui qui avait été accouché des flancs d’un volcan, qui avait failli réduire à néant l’humanité mais qu’un roi intrépide avait tué à l’aide d’un poignard dont la légende prétend que la lame est celle que tu as sous les yeux. Sept ondulations, sept années de ténèbres.
Ich : - Je vois. C’est une arme directement liée au cataclysme de Toba, c’est ça ?
Fombeur ( oubliant sa réserve à mon égard tant les passions sont faites pour anéantir les méfiances ) : - C’est la seule relique laissée par les premiers hiboux, qui avaient directement entendu parler de la catastrophe qui a failli détruire l’espèce humaine !
Moi, osant tout : - On ne dirait pas qu’il a 700 siècles !
Fombeur, riant : - Tu as raison Michel. Mais nous l’avons fait tester, Jacques et moi. Sa lame a été forgée il y a plus de cinq mille ans. C’est énorme, on n’imaginait pas que des kriss pouvaient être aussi anciens. Son état de conservation est tout bonnement miraculeux. A Sumatra et à Java, on répète encore l’histoire du dieu-volcan, du serpent et du kriss dont un sultan de Solo avait hérité au 16 ème siècle et dont il avait refait le fourreau en utilisant un jade exceptionnel acheté à un Indien qui le tenait lui-même des derniers empereurs moghols. C’est un cas unique de transmission directe du souvenir du séisme de Toba et de la nuit de sept ans.
Lemercier en rajouta : - Il faut qu’il retourne à Sumatra, d’où il vient. C’est le seul moyen de retrouver la mémoire de notre lien perdu avec la grande vérité.
Je ne pus m’empêcher de tordre légèrement la bouche. Cette histoire était à peu près aussi crédible qu’un Indiana Jones tourné à Bollywood !
Fombeur le remarqua : - L’homme vit dans l’illusion du futur, Michel ; il façonne les objets pour asservir la nature mais il échoue à tout coup. Il tente de capturer un peu de lumière et de la retenir dans tout ce qu’il fabrique. C’est ce qu’il appelle des « idées », des rayons de soleil qu’il essaie de piéger dans les objets qu’il conçoit. Tu comprends Michel ?
Là, j’avoue que je ne comprenais vraiment, mais vraiment pas. De la lumière capturée dans un objet, ce serait une idée ?
- Je dois être victime de l’obscurité car j’ai du mal à me figurer tout ça.
Fombeur : - Çà viendra en son temps. Sais-tu pourquoi certains sont prêts à tout sacrifier pour la gloire, Michel ?
- Non .
- L’immortalité, toujours elle. Elle les tue, l’immortalité.
Je ne pus que me réfugier dans le mutisme face à tant d’absurdité.
Fombeur demanda tout à trac à Mercier de réunir l’ensemble des disciples présents dans la « Maison ». Le temps que son sbire s’exécute, il me regarda étrangement, sans dire un mot. Quand tous furent arrivés, il reprit la parole.
- Mes très chers, demain, vous le savez, nous partons. Mais nous n’allons pas directement à Toba. Il nous faut d’abord faire étape dans un endroit essentiel, le point de passage obligé de la purification, le Gange où tout doit disparaître pour que l’homme soit délivré. Asseyez-vous en cercle et tenons-nous les mains.
Ma stupeur était totale, nous n’allions plus en Indonésie mais en Inde ! Avec toutes nos reliques dispendieuses et nos bagages, encore des frontières à traverser ! Cela n’avait aucun sens ... Visiblement, mis à part Mercier, tous étaient troublés et apprenaient la nouvelle à l’instant.
Fombeur se mit à sourire.
- Je vois votre désarroi. Mais rassurez-vous, c’est un Gange mystique, le Gange est ici, parmi nous. Nous nageons dans son énergie. Fermez les yeux ! Nous sommes à Bénarès, le centre du monde et au centre de ce centre, la rue principale.
C’est une marée humaine, le plus beau spectacle qui soit, à chaque instant, un chien, une vache, un pauvre hère, un triporteur, une famille, tous se dirigent vers les Ghats, les escaliers purificateurs, la nuit tombe, les prières retentissent, les percussions deviennent assourdissantes, les encens saturent l’air, vos respirations sont lentes, vos poumons souffrent, les fils vouent leurs défunts à Shiva, le dieu Shiva, le grand destructeur. C’est ici, autour du Gange, que les premiers hiboux tentèrent de trouver réponse à leur question quand le grand nuage envahit toute la terre, il faisait sombre, fermez les yeux, fermez les yeux toujours, il faisait nuit mais la vie s’accrochait aux rivages du fleuve sacré qui fait un coude, à Bénarès et sur l’île sablonneuse, quand le fleuve est bas, les hiboux allaient, ils se réunissaient, j’ai un jour appartenu à leur congrégation, il y a des siècles mais ils ont fini par se disperser et mourir, moi Gabriel de Fombeur, je suis le seul, je suis le dernier, j’étais le dernier car désormais vous êtes à mes côtés et il n’y a plus de Gange, l’âme des eaux est sèche, il n’y a plus qu’à retourner à la seule vraie source de toute chose, cette fontaine sacrée qui jaillit dans Toba et c’est là que nous nous assoupirons, c’est là que nous dormirons, jusqu’à ce que la nuit ne nous menace plus, jusqu’au jour parfait, nous vivrons le jour parfait, le soleil sans entrave, la compréhension de toutes choses.
Fombeur paraissait en transes. A ce moment, Mercier présenta une sorte de grande coupe remplie d’un breuvage roussâtre. Il était hors de question que j’ingère ce liquide. J’entrevis le pire. Au minimum, je me retrouverais dépouillé, nu quelque part, dans un coffre de voiture ou un terrain vague. Au pis, je serais mort pour de bon. Refaire le coup de l’Ordre du Temple solaire mais cette fois version nuit noire : très peu pour moi !
- Non, dis-je impulsivement, Gabriel, tu nous connais, tu nous aimes, tu nous fais confiance, je ne veux pas boire ça .
Fombeur me regarda fixement.
- Michel, je sais qui tu es, depuis le début. Je sais d’où tu viens et pourquoi tu es là. Mais je ne m’en soucie guère.
A ce moment, je me sentis gagné par un froid intense, j'étais faible, faible, faible, une sorte de décharge électrique légère toucha mon front, des mouches virevoltaient tout autour de moi, une sueur dense coulait sous mes bras, le genre de moment où la réalité est terrible et où elle ne promet pas de s’améliorer avant longtemps.
Puis je perdis connaissance. Et comme vous ne pouvez pas me passer de sels sous le nez, vous devrez patienter une longue semaine pour que je revienne à moi !