Ensemble Jacques Moderne, 30 juin 2011.
Photographie de Gérard Proust.
Centré sur deux cités de l’actuelle Saxe, l’Itinéraire en Allemagne baroque proposé par Joël Suhubiette conduisait les auditeurs principalement à Leipzig, avec un petit détour par Dresde, au travers d’œuvres signées Johann Hermann Schein (1586-1630), Heinrich Schütz (1585-1672) et Johann Sebastian Bach (1685-1750), et mettait en relief le dialogue existant entre celles des deux premiers musiciens et les traces qui en sont toujours perceptibles chez le troisième que l’on considère, non sans raison, comme l’achèvement d’une tradition née dans les premières années du XVIIe siècle.
Nul compositeur n’illustre peut-être mieux la profonde pénétration de la musique italienne en terres germaniques que Schein car s’il ne fit, contrairement à Schütz, aucun séjour dans la Péninsule, il n’en plaça pas moins nombre de ses recueils ouvertement sous son égide, qu’il s’agisse de la première partie de l’Opella nova de 1618 mais surtout d’Israels Brünnlein (Fontaine d’Israël) de 1623, dont le double titre Fontana d’Israel et l’indication « auf einer italian madrigalische Manier » (« à la manière d’un madrigal italien ») ont presque valeur de manifeste. Les vingt-six madrigaux composés par Schein sur des textes bibliques en allemand sont fascinants, car ces pièces à cinq voix (sauf une à six) utilisent tout l’arsenal technique et rhétorique mis au point en Italie une vingtaine d’années auparavant : adjonction d’une basse continue, contrastes dynamiques accentués, utilisation, entre autres, de chromatismes ou de dissonances pour exalter les affects portés par le texte. Publiée par Schütz en 1648, alors que venait de faire rage une polémique opposant Marco Scacchi (c.1600-c.1681/87) et Paul Siefert (1586-1666) à propos, entre autres, de l’impact des styles nationaux sur la musique contemporaine, la Geistliche Chormusik est sous-tendue, elle aussi, par une esthétique fortement imprégnée d’italianisme, mais dont le pouvoir de fascination apparaît nettement plus tempéré que chez Schein. Composé de vingt-neuf motets allemands dédiés au conseil municipal de Leipzig, ce recueil peut être considéré comme une tentative réussie de trouver un point d’équilibre entre l’expressivité ultramontaine et la rigueur du contrepoint germanique. Le motet Jesu, meine Freude de Johann Sebastian Bach, œuvre d’une complexité et d’une maîtrise impressionnantes, a, lui, sans doute été primitivement composé durant le séjour du compositeur à Weimar (1708-1717), puis repris à Leipzig (1723-1750) pour acquérir la forme définitive que nous lui connaissons aujourd’hui. Aboutissement des recherches des générations précédentes, l’économie de moyens dont il fait montre permet de saisir instantanément les liens qui le rattachent à ce passé dont il se souvient de la leçon, particulièrement en matière d’illustration des mots du texte (« kracht und blitzt » « Elend, Not, Kreuz, Schmach und Tod », entre autres), tout en la portant à un degré de raffinement inouï, les mécanismes rhétoriques (utilisation des mélodies de choral, circulation des motifs entre les différentes voix) qui architecturent la pièce étant organisés avec une précision et une intelligence stupéfiantes.
Dès les premiers instants du concert, l’investissement de l’Ensemble Jacques Moderne fait merveille et happe l’auditeur. Joël Suhubiette a choisi d’interpréter la totalité du programme à deux chanteurs par partie, et si cette option peut apparaître discutable pour Israels Brünnlein, dont un traitement avec voix solistes convient parfaitement à la dimension madrigalesque, force est de reconnaître qu’elle est défendue avec un brio et une conviction tels qu’ils balaient les réserves. La netteté des attaques, la lisibilité des lignes vocales, l’attention portée à l’intelligibilité du texte sont indiscutables tout au long de ce récital et quelques minimes flottements dans Jesu, meine Freude ne ternissent pas le souvenir d’un Schein et d’un Schütz délivrés avec une autorité, une maîtrise et une sensibilité formidables. La vision d’Israels Brünnlein entendue ce soir me semble arrivée à complète maturité, comme tend à le démontrer la façon dont les chanteurs dominent les madrigalismes torturés de Die mit Tränen säen (« Ceux qui sèment dans les larmes ») ou rendent justice à la légèreté de Freue dich des Weibes deiner Jugend (« Mets ta joie dans la femme de ta jeunesse ») ou à l’allégresse d’Ich freue mich im Herren (« Je me réjouis en l’Éternel »). L’approche de l’ensemble, conjuguant franchise des accents, finesse de la caractérisation et souplesse de la conduite vocale, dosant supérieurement théâtralité de la déclamation et concentration sur la Parole, rend réellement justice aux multiples visages d’un recueil où accents de la Réforme et de la Contre-Réforme se nourrissent mutuellement. Les mêmes qualités se retrouvent dans les trois motets extraits de la Geistliche Chormusik de Schütz, qui, des contrastes de Die mit Tränen säen (SWV 378), dont le sombre début finit par s’épanouir en un rythme véritablement dansant sur les mots « kommen mit Freuden » (« reviennent avec allégresse »), à l’humble supplication de Herr, auf dich traue ich (« Seigneur, je mets ma confiance en toi », SWV 377) et à un So fahr ich hin zu Jesu Christ (« Ainsi, je pars vers Jésus Christ », SWV 379) débordant d’espoir dès ses premières mesures, révèlent les affinités des musiciens avec l’univers du Sagittarius, ainsi que dans Jesu, meine Freude de Bach, dont la progression et les effets dramatiques sont très bien restitués. Galvanisés par la direction très expressive, par instants presque chorégraphique, de Joël Suhubiette, les chanteurs, techniquement solides, font preuve d’autant de réactivité que d’homogénéité, suivant sans faillir le geste ample et précis de leur chef. Il en va de même pour les trois instrumentistes ; Hendrike Ter Brugge au violoncelle et Manuel de Grange au théorbe parent la basse continue de très belles couleurs, tandis qu’Emmanuel Mandrin, toujours aussi inspiré à l’orgue, assure un soutien infaillible à l’ensemble tout en réalisant ponctuellement des ornementations particulièrement bienvenues.
Ce concert très réussi confirme donc, à mes yeux, l’Ensemble Jacques Moderne comme un serviteur particulièrement inspiré de la musique allemande du XVIIe siècle, ce qui transparaissait déjà dans son remarquable disque consacré, en 2007, à Dietrich Buxtehude, aujourd’hui malheureusement indisponible et que Ligia Digital serait bien avisé de rééditer. Il reste à souhaiter que la troupe dirigée avec passion et intelligence par Joël Suhubiette depuis plus de 15 ans pourra enregistrer cet Israels Brünnlein dans lequel il a tant à nous dire et qu’il donnera d’ailleurs en concert sur les terres de Schütz, à Erfurt, Dresde et Bad Köstritz, au début du mois d’octobre prochain.
Itinéraire en Allemagne baroque : Johann Hermann Schein (1586-1630), Israels Brünnlein (extraits, nos 1-3, 7, 10, 14, 17). Heinrich Schütz (1585-1672), Geistliche Chormusik (extraits, SWV 377-379). Johann Sebastian Bach (1685-1750), Jesu, meine Freude, motet BWV 227.
Ensemble Jacques Moderne :
Axelle Bernage, Anne Magouët, Karine Sérafin, Julia Wischniewski, sopranos. Philippe Barth, Cécile Pilorger, altos. David
Lefort, Marc Manodritta, ténors. Didier Chevalier, Christophe Sam, basses.
Hendrike Ter Brugge, violoncelle. Manuel de Grange, théorbe. Emmanuel Mandrin, orgue.
Joël Suhubiette, direction
Accompagnement musical :
Dietrich Buxtehude (c.1637-1707), Der Herr ist mit mir, concert spirituel BuxWV 15
Ensemble Jacques Moderne
Joël Suhubiette, direction
Je remercie chaleureusement Gérard Proust de m’avoir autorisé à utiliser un de ses superbes clichés et Kabil Zerouali de m’avoir procuré un exemplaire du disque Buxtehude.