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Avec Tommaso Padoa-Schioppa, la dictature européenne tenait son théoricien

Publié le 04 juillet 2011 par Edgar @edgarpoe

La revue Commentaires a publié, dans son numéro du printemps 2010, un article de Tommaso Padoa-Schioppa intitulé Demos et Kratos en Europe. L’objet en était de montrer que la démocratie exige le renforcement des pouvoirs de l’Union européenne. L’auteur – décédé fin 2010 - ne peut accomplir cette démonstration sans vider le terme démocratie de son contenu. De fait, si l’on conserve une conception classique et libérale de la démocratie, ce que Padoa-Schioppa souhaite établir n’est autre qu’une dictature. L’article n’a pas reçu de critiques ni soulevé de protestations. Il a même été mis en ligne par Toute l’Europe, un site de propagande pour l’Union européenne financé sur fonds publics français. Tommaso Padoa-Schioppa était président du think tank Notre Europe, créé par Jacques Delors et dont le président d’honneur est Pascal Lamy, et qui réunit des gens comme Jean-Louis Bourlanges ou Elisabeth Guigou. L’article publié par Commentaires est ainsi une sorte de credo européen, ce n’est pas l’œuvre d’un marginal isolé.

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Il n’est pas simple de faire passer un coup d’état pour une avancée démocratique. Le raisonnement de Padoa-Schioppa est donc progressif et tortueux.

La première étape du cheminement « démocratique » européen consiste à faire sauter l’exigence d’un consentement populaire. Là où Renan voyait dans la nation le choix collectif de citoyens désireux de faire société, un « plébiscite de tous les jours », Padoa Schioppa entend faire primer une raison objective qu’il définira ensuite. Pour lui, « un gouvernement est nécessaire lorsque des besoins, des buts, des exigences communes à plusieurs personnes peuvent être atteints uniquement à travers des décisions, des actions et des ressources elles aussi communes. […] le champ du gouvernement est et doit être défini par des facteurs objectifs plutôt que subjectifs. »

C’est l’existence d’un domaine européen, de thématiques européennes, qui constituerait le cadre non pas naturel mais rationnel, d’une démocratie européenne.

Pour que les choses soient parfaitement claires, l’élection n’a plus de rôle puisque le consentement n’en a plus : « Mettre en place un gouvernement n’est pas un choix d’élection, si tant est que cela soit un choix, c’est une soumission à la nécessité. ». Certes, il ne s’agit que de créer un cadre. L’élection joue peut-être ensuite un rôle pour désigner les gouvernants, mais l’existence d’un gouvernement européen échappe à l’élection.

Les prochains renforcements des pouvoirs européens pourront donc s’effectuer sans vote et se passer de recueillir l’assentiment des sujets européens.

De fait, la démocratie selon Pado-Schioppa est très particulière, et le peuple n’y tient qu’un rôle mineur. Sa définition de la démocratie est en effet renversante : « la démocratie est l’union de deux termes, dont aucun ne doit devenir le vassal de l’autre : le peuple et le gouvernement, le Demos et le Kratos, terme grec que l’on traduit par autorité, force, puissance. » Il est bien sûr partout reconnu qu’en démocratie, le peuple ne doit pas devenir vassal de son gouvernement. Ce n’est pas sur cette partie de la définition que j’entends le contester.

Mais il est assez inouï qu’il pose, à égalité de cette première condition, l’idée que le gouvernement ne doive pas devenir le vassal du peuple ! Dans une conception libérale de la démocratie, non dictatoriale, il est d’évidence que le gouvernement, qui procède du peuple, n’exerce son pouvoir qu’au nom du peuple. Le gouvernement n’est pas une entité détentrice de la raison qui surplomberait le peuple. Padoa-Schioppa déploie une rhétorique qui cache mal un platonisme aristocratique : le gouvernement dirige parce qu’il sait.

D’ailleurs les gouvernants, chez lui, ne sont plus des instruments, des organes techniques d’aide à la formulation des décisions. Il parle des gouvernants comme du « demos des demos ». C’est un peuple à part, une élite, un peuple au-dessus du peuple. On reconnaît là l’inspiration de la totalité des discours des partisans de l’adoption du Traité de Lisbonne en 2008 : quand le peuple se « trompe », il convient de compter pour rien l’expression du suffrage.

Comme l’a bien décelé Popper à propos du platonisme, ce type de raisonnement est à la base du totalitarisme.

Pour Padoa-Schioppa, le consentement n’a pas de rôle en démocratie. Un contre-exemple prouve ce point selon lui. Il faut en effet imaginer un peuple de gens qui ne se connaitraient pas, totalement dénué donc de volonté de vivre ensemble. Il lui faudrait bien établir des règles pour établir un droit de propriété et éviter le chaos. Cet exemple inspire pourtant un chef d’œuvre de William Golding, Sa majesté des mouches. Golding y montre qu’à partir de cette rencontre fortuite de personnes forcées de vivre en collectivité, deux types d’organisation s’opposent dont un seul, fondé sur la délibération et le consentement, reste humain. L’autre est fondé sur la force.

Padoa-Schioppa échoue à montrer en quoi la formation d’un gouvernement qui ne serait pas fondé sur le consentement peut échapper au règne de la force.

Son objet est en effet d’aller au plus simple, pour éviter les questions ennuyeuses : « Et puis, où un peuple finit-il et où en commence un autre ? Que faire des territoires où plusieurs peuples sont mélangés ? Qu’est-ce qui identifie un peuple ? Qui décide si j’appartiens à un peuple ou à un autre ?  Et que me fera-t-on si je manque de l’idem sentire, mais si je continue à respecter les lois ? »

En fuyant ces questions à travers une unité européenne – qui n’a aucune raison de se limiter à l’Europe d’ailleurs, comme tous les totalitaires, Padoa-Schioppa veut échapper à l’histoire et à la contingence, il cherche un état éternel et infini.

Jean-Claude Milner, dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique décrit parfaitement les prémices de ce totalitarisme européen : « Entravée dans son expression par la persistance maladive des références au logico-politique [le constitutionnalisme classique avec sa séparation des pouvoirs], [l’Europe] s’engage néanmoins dans la voie de l’illimitation. La multiplication des réglementations, des contrôles, des instances, la superposition des systèmes juridiques, la multiplication des pouvoirs de type divers (pouvoirs de fait ou pouvoirs légaux), l’effacement des états-nations au bénéfice d’entités plus petites (régions) ou plus larges (instances supranationales), mais surtout enchevêtrées (décentralisation Raffarin), le fonctionnement des instances européennes se rapprochant chaque jour davantage de l’intervention autoritaire, tout cela s’organise en un rhizome : rien ne fait limite à rien, et rien n’est exclu d’avance du champ des possibles légaux ou administratifs ».

Aujourd’hui le totalitarisme européen reste prudent et doux. Qu’en sera-t-il demain ?

On peut s’attendre à de nombreuses surprises, mauvaises, de la part d’institutions qui ont une conception aussi pervertie de la démocratie.

Le constitutionnalisme classique et la séparation des pouvoirs permettent une limitation du pouvoir exécutif, à deux niveaux. Le premier niveau consiste à séparer des branches législative, exécutive et judiciaire. Le second niveau de protection réside dans le fait que l’ensemble de ces branches se doivent de respecter des droits intangibles inhérents à la personne humaine.

Une conception de la démocratie reposant sur le consentement est donc parfaitement capable d’empêcher ce que dit redouter Padoa-Schioppa : « il n’y a pas de démocratie si le Demos majoritaire, le plus important, opprime le plus restreint, ni si ce dernier empêche au plus grand de gouverner sa chose publique. ».

Oublieux de la tradition démocratique libérale – aucune référence n’est faite par lui aux droits de l’homme, Padoa-Schioppa invoque une superposition géographique des pouvoirs : « Pour quiconque aspire à la liberté et à une participation responsable à la vie de la Cité, la démocratie limitée à un seul niveau de gouvernement n’est pas seulement incomplète, elle est aussi précaire et exposée en permanence à un danger de mort.[…] Le citoyen de Bordeaux (de même que son homologue à Séville, Munich ou Copenhague) ne vivra dans une démocratie achevée que le jour où il existera un gouvernement pour chacune des communautés de personnes, interdépendantes, auxquelles il appartient (encore une fois : la ville, la région, l’État, l’Europe et le Monde). Ce gouvernement devra avoir deux caractéristiques : avoir été choisi librement par son Demos et être doté du Kratos nécessaire pour gouverner la res publica.

On sait que le choix libre du Demos est fortement contraint par la « raison », qui impose un gouvernement européen en dehors même de toute volonté populaire.

Face à une exigence rationnelle qui conduit à oublier les fondements de la démocratie libérale, nul ne s’étonnera de constater que le rôle dévolu à la couche européenne du millefeuille institutionnel que Tommaso Padoa-Schioppa appelle démocratie est particulièrement épais : « Ni la sécurité aux frontières, ni la prospérité économique, ni la stabilité monétaire et financière, ni la protection de l’environnement, ni le défi énergétique, ni la lutte contre l’évasion fiscale ou le crime, organisé, ni la défense des institutions de l’Etat providence, ni la gouvernance des flux migratoires ou de la société multiculturelle, n’est plus une chose publique exclusive des Etats "historiques"». Tous ces domaines relèvent, en raison, en dehors de toute volonté, d’un gouvernement européen.

Cette superposition de pouvoirs ne résoud en rien l’exigence de limitation du pouvoir exécutif. Rien n’interdit à un pouvoir européen tyrannique de se superposer à des pouvoirs nationaux tyranniques. On peut même parfaitement supposer que si le règne de la force est établi au niveau supérieur il contaminera inévitablement les niveaux inférieurs.

Là où les théoriciens classiques du libéralisme et de la démocratie établissaient une séparation fonctionnelle des pouvoirs (délibérer, juger, exécuter), Padoa-Schioppa souhaite établir une séparation géographique des pouvoirs. Il y aurait des problèmes dont la résolution serait par nature mondiale, dont il conviendrait de confier la gestion à un gouvernement mondial. Et ainsi de suite jusqu’aux niveaux inférieurs. La dévolution de chacun de ces problèmes à chacun des niveaux exécutifs relèverait d’une raison dont Padoa-Schioppa ne montre en rien en quoi elle peut être accessible.

Ce que livre en réalité cet ardent européen c’est la recette assurée d’une tyrannie mondiale à terme et européenne dès aujourd’hui.

Il est ainsi clair pour lui que, alors même que jamais la « construction européenne » n’a été présentée ainsi, l’Europe existe en tant qu’Etat : « une Constitution de la res publica européenne existe déjà. Les Européens ont déclaré leur condition de dépendance réciproque dans ce qui est, à tous égards, leur Constitution (comme nommer autrement une loi commune reconnue comme plus forte que les lois nationales dans les faits et dans les tribunaux ?). Quiconque lira les traités européens y trouvera une liste des biens, des finalités communes, des principes de l’Union, exprimés de façon absolument équivalente à celle de toutes les Constitutions des Etats : paix, sécurité, droits humains, liberté de circulation des biens et des personnes, protection de l’environnement, stabilité et solidarité économique, et ainsi de suite. »

Au lecteur qui pourrait s’étonner de l’émergence soudaine d’un état là où on ne lui a jamais présenté qu’une institution de coopération, Padoa-Schioppa assure que cela est démocratique – dans une acception bien particulière de la démocratie, comme on l’a établi : « la Constitution européenne est démocratique. […]Bien sûr, aucune démocratie n’est jamais parfaite et l’Union l’est sans doute moins que d’autres Etats qui se disent démocratiques. […] Mais il est absolument impropre de parler de déficit de démocratie, comme si nous étions en présence d’un gouvernement basé sur autre chose que la volonté du peuple. »

Voilà que semble réapparaître la volonté populaire comme fondement de la légitimité démocratique. A croire que le reste de l’article n’a aucune valeur. De fait, Padoa-Schioppa préfèrerait que les sujets de l’état européen fussent citoyens d’une démocratie au sens classique du terme. Les sujets européens devraient consentir à l’Union européenne comme ils consentent à leur état national, s’ils réfléchissaient et assemblaient le grand puzzle rationnel dont il leur a donné les « éléments » : « les habitants de l’Europe constituent un Demos-de-la-raison et [qu’] ils disposent et possèdent tous les éléments pour se reconnaître comme un Demos-du-cœur ».

Le « Demos-du-cœur », l’attachement à l’Union, devrait être là puisqu’en existent les raisons objectives. Qu’est-ce cependant qu’un cœur qui aurait été conquis par des éléments rationnels ? C’est encore, en réalité, un Demos-de-la-raison qu’il décrit. L’Union se passe de cœur.

Padoa-Schioppa a fait étalage de dialectique pour établir sa théorie d’une démocratie sans peuple, au minimum le temps d’un passage en force. Il s’agit pour lui de doter les pouvoirs européens des pouvoirs qui leur manquent : « La démocratie n’est réalisée qu’en partie, non pas parce qu’il manque un Demos européen ou que le lien entre les citoyens et les institutions de l’Union est faible, mais plutôt parce le Kratos manque »

Si les citoyens ne veulent pas accorder ce pouvoir à l’Union, cela sera fait sans leur consentement. Ce que l’on appelle, en droit des sociétés, l’ affectio societatis, viendra plus tard. Pour Padoa-Schioppa, cela sera le fruit du temps. Les états se construisent selon lui sur la force et par l’histoire, l’affection commune ne venant qu’après. Il cite par exemple la construction du Royaume-Uni, qui unit gallois, anglais, irlandais et écossais. Mais précisément, les irlandais se sont retirés du Royaume-Uni au début du XXème siècle, dans leur plus grande partie, et les écossais avancent vers cette voie.

Sans toutefois en appeler à la force, il est évident que l’auteur justifie par avance n’importe quelle initiative, n’importe quel moyen susceptible de donner à l’Union européenne le kratos que la raison doit conduire à vouloir lui donner.

 

A titre anecdotique, Sylvie Goulard, éminente figure du mouvement européen, traitait récemment d’assassins les députés eurosceptiques : « un débat de qualité supposerait de ne plus accorder tant d'attention aux planqués de l'arrière, ces députés européens eurosceptiques qui [...] sans choquer personne, bavent sur la main européenne qui les nourrit [...] c'est notre avenir qu'ils assassinent. »

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L’Union européenne aujourd’hui n’a pas de constitution au sens démocratique et libéral du terme. Faute de consentement populaire, elle ne repose sur rien. Voilà ce qu’avec cet article contourné Tommaso Padoa-Schoppa essayait de masquer.

S’il ne s’agissait que de masquer le passage en force du Traité de Lisbonne, il n’aurait pas été utile d’échafauder une telle construction. Il n’est nécessaire de changer la définition même de la démocratie que parce que l’Union européenne entend rompre définitivement avec le cadre démocratique libéral reposant sur la volonté populaire exprimée par le suffrage. (à ce propos, lire le billet suivant sur le séminaire en l'honneur de Padoa-Schioppa par Notre Europe, le think tank fondé par Delors).

 

Pour ceux qui liront honnêtement, Tommaso Padoa-Schioppa ne prouve rien sinon qu’il convient de sortir de l’Union européenne pour retrouver les chemins de la démocratie.


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