L'exposition sur van Dongen au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu'au 17 juillet) est fort bien faite et éclaire la trajectoire du peintre, anarchiste hollandais devenu mondain parisien, même si elle ne dit rien ou presque sur le déclin des trente dernières années de la vie du peintre (on n'en voit qu'un article de Paris Match où il fait le portrait de Brigitte Bardot...). Ceci dit, à voir certaines des toiles qu'il peignit à partir des années 20 (comme la Nuit de 1924 ou le Tango, fini en 1935), on n'aurait sans doute eu, pour les décennies suivantes, qu'une enfilade de toiles mondaines et médiocres. Tout le monde ne peut pas se réinventer comme de Chirico. Ce fut donc un grand peintre pendant vingt ans, guère plus, de la Chimére pie de 1895, animal fantastique qu'il conserva chez lui toute sa vie, aux Marchandes d'herbes et d'amour de 1913, peau rouge et yeux à se damner d'amour pour elles.
C'est donc une exposition un peu trop lisse, un peu trop 'histoire de l'art' pour que l'amateur non spécialiste de van Dongen s'y plonge avec passion, avec désir, avec fougue. Que dire d'intelligent, qui ne soit pas une resucée pédagogique ? Peut-être, me suggère ma camarade de visite, parler non pas du peintre, mais d'un tableau, d'un seul. Oui mais lequel ? L'ambassadeur haïtien chamarré accompagné d'un négrillon portefaix ? L'envoûtant autoportrait en contre-jour de 1895 ? La chimère-pie ? Les fellahs le long du Nil, simples ombres sur un décor si dépouillé qu'on croirait un Klee ? Le lustre éclatant du Moulin de la Galette, tableau découpé en six, d'où cette tache de lumière désormais orpheline, indéchiffrable ? Non, ce sera une femme. Des femmes comme les lutteuses de Tabarin ? Une femme arabe au visage rouge ? Ce nu obscènement renversé au sol, les jambes écartées au pied des franges rouges d'un fauteuil, qu'on peut croire endormie, béate après l'orgasme ou morte après un viol ?
Non, le choix se porte sur le Tableau (puisque c'est son vrai titre, même si on l'a aussi nommé le Châle espagnol, ou de Manille, ou le Nu aux pigeons, ou le Mendiant, ou je ne sais quel autre titre pour l'apprivoiser, le rendre moins choquant, moins brutal) le plus étrange de l'exposition, qui lui donna maille à partir avec la police en 1913. On peut s'émerveiller sur la beauté de ce corps théâtral, la tête d'un profil parfait maculée par l'ombre, la douceur de la courbe de l'épaule, la lourdeur sensuelle des mamelons, la perfection ombrée du pubis, la longueur interminable des doigts bagués, l'asymétrie des deux bas. Mais le regard se pose d'abord sur les broderies du châle, écrin floral qui relève, protège et expose le corps nu. Ce n'est qu'ensuite que vient le doute, l'inquiétude. Sont-ce des pigeons que la belle nourrit délicatement, ou des oiseaux de proie ? Et l'infirme qui saisit de sa patte sale le bord du châle, ce n'est pas un mendiant qu'elle aurait pu chasser ? Ce double noiraud, boiteux, gueux, est-ce son pendant , son amant, son fils ? Au milieu de tant de tableaux dont la lecture est directe, simple, évidente, celui-ci apporte un parfum d'ésotérisme et de mystère dont on ne se défait pas aisément. Et c'est bien parce que l'histoire en restera obscure que c'est une grande peinture, un grand Tableau dans toute son évidence, et qu'il n'a nul besoin d'un autre titre.