Dans un bel élan consensuel, le conseil d'administration du Fonds monétaire international a porté mardi soir une «Chicago girl» à la direction générale de l'institution financière multilatérale. Non que Christine Lagarde, diplômée en droit de Paris X, puisse exhiber, comme son unique rival le Mexicain Agustin Carstens, un PhD (doctorat) en économie de la prestigieuse université de Chicago. Pas non plus parce que la ministre des Finances de Nicolas Sarkozy a achevé dans cette ville sa carrière d'avocate chez Baker & McKenzie dont le siège mondial est installé dans la «Windy City». Mais parce que cette nomination, elle la doit surtout à cette «mafia» de Chicago qui gouverne aujourd'hui les Etats-Unis depuis l'aile ouest de la Maison Blanche.
Avant d'en venir à cette histoire édifiante, notons que ce remplacement de Dominique Strauss-Kahn par la candidate européenne est un triomphe apparent pour un Vieux Continent en crise profonde mais réussissant néanmoins à conserver son emprise historique sur l'une des deux organisations «sœurs» de Bretton Woods. Elle constitue aussi un échec retentissant pour les grands pays émergents, chiens qui aboient mais ne mordent pas, dont la revendication sur le poste de «MD» (managing director) s'est brisée sur les divisions et l'incapacité à choisir un candidat commun et une stratégie cohérente.
Mais c'est surtout le succès d'une administration Obama qui, par la désignation d'une personnalité notoirement non qualifiée à la direction générale, s'assure du maintien de l'influence prédominante des Etats-Unis au FMI, alors même que la crise du surendettement des pays dits «avancés» menace à terme rapproché la première puissance mondiale.
Tout commence en fait au début du printemps 2011 quand, selon des sources de haut niveau au sein de l'institution, le premier directeur général adjoint (numéro deux) du FMI, John Lipsky, fait savoir à la Maison Blanche qu'il se verrait bien effectuer un second mandat, le premier s'achevant fin août. En effet, si une règle non écrite réserve depuis la création du FMI la place de directeur général à un Européen, il est entendu que son premier adjoint est toujours un citoyen des Etats-Unis. En mai, après avoir fait lanterner plusieurs semaines l'ancien économiste en chef de la banque J.P. Morgan Chase, l'équipe Obama attend que John Lipsky soit arrivé en déplacement à Pékin pour lui faire parvenir une réponse négative.
Lipton au Fonds, Clinton à la Banque
Alors que la succession de DSK est déjà programmée, puisque son départ pour se porter candidat à l'élection présidentielle française de 2012 est attendu fin juin, la Maison Blanche a choisi parmi les siens le futur numéro deux du FMI. Il s'agit de David Lipton, ancien de l'administration Clinton, tout comme le nouveau «chief of staff» d'Obama, William Daley, membre de la première dynastie politique de Chicago.
«Bill» Daley est fils et frère cadet des maires de la ville Richard et Richard Junior. L'affaire est d'ailleurs prise en main directement par le successeur de Rahm Emanuel, premier chef de cabinet d'Obama qui a quitté Washington pour aller se faire élire... maire de Chicago. Dans le domaine de la politique économique notamment, mais pas seulement, l'équipe de la Maison Blanche a été totalement renouvelée. Les intellectuels, universitaires, fortes personnalités indépendantes du premier âge de la présidence Obama, les Paul Volcker, Larry Summers et autres, sont partis et ont pris leurs distances. Pour être remplacés par des opérateurs politiques sans états d'âme.
Conseiller du président américain pour les affaires économiques internationales, David Lipton n'est pas tombé de la dernière pluie. Pendant la crise financière asiatique de 1997-98, il était l'œil du Trésor américain, alors dirigé par le tandem Bob Rubin/Larry Summers, sur les discussions extrêmement tendues entre le FMI, dont le directeur général était le Français Michel Camdessus, et le gouvernement de Corée du Sud, allié majeur des Etats-Unis. Autrement dit, Lipton affiche la formation et l'expérience du terrain qui font défaut à Christine Lagarde.
Mais la nomination de David Lipton au FMI n'est pas le seul objectif de l'équipe Obama, qui est entrée en campagne pour la réélection en novembre 2012 du premier président noir des Etats-Unis. Il faut aussi trouver une porte de sortie honorable à la secrétaire d'Etat Hillary Clinton. Entre les deux rivaux des primaires de 2008, c'est peu dire que la rancune n'a pas été jetée à la rivière. Sous des apparences lisses et maîtrisées, la relation entre le président des Etats-Unis et sa ministre des affaires étrangères est exécrable. Il n'est pas question que l'épouse de l'ancien président fasse partie d'une éventuelle administration Obama 2.0.
Aussi, alors que l'affaire DSK vient à peine d'éclater et que la campagne pour sa succession démarre tout juste, des fuites à la presse américaine font savoir que Mme Clinton est candidate à la présidence de la Banque mondiale, en remplacement du républicain Robert Zoellick, nommé par George W. Bush après l'épisode Wolfowitz et dont le mandat de cinq ans (comme au FMI) expire à l'été 2012.
Une incompétente mais notre incompétente
Mais à l'évidence, si les Etats-Unis veulent conserver leur droit de préemption sur la présidence de la Banque et le premier adjoint au Fonds, ils ont besoin des Européens, qui y détiennent toujours collectivement plus du tiers des droits de vote. Et puisque les Européens ont choisi Mme Lagarde pour succéder à DSK, va pour Mme Lagarde.
Dans cette affaire, le secrétaire au Trésor Timothy Geithner aura joué les idiots utiles, privé de toute influence sur le choix des Etats-Unis et chargé de maintenir une apparente neutralité pour ne pas froisser les pays émergents et notamment le voisin mexicain. Mais la déclaration de soutien des Etats-Unis à Lagarde juste avant la réunion du conseil d'administration du Fonds mardi restera, comme au demeurant l'appui officiel chinois presque aussi tardif, comme un monument d'hypocrisie.
Première conclusion: si la classe politique européenne est incapable de trouver des solutions aux difficultés majeures qui menacent le projet européen, et dont la crise de la dette souveraine, en Grèce et ailleurs, n'est qu'une des dimensions, elle se montre toujours unie et déterminée quand il s'agit de garantir un fauteuil à l'un des siens (ou l'une des siennes). Ce qu'un éditorialiste portugais avait écrit quand le calamiteux José Manuel Durao Barroso a été reconduit à la tête de la Commission européenne s'applique parfaitement à Christine Lagarde: «C'est un incompétent mais c'est notre incompétent.»
Seconde conclusion: la décision des 24 administrateurs du FMI est peu flatteuse pour la justice française, dont on sait qu'elle est d'exception pour les princes qui nous gouvernent. Selon une source proche de l'institution, Mme Lagarde a bien été interrogée sur le «Tapiegate» au cours de son audition par le conseil d'administration. Elle-même a produit la réponse stéréotypée qu'elle oppose aux (rares) questions de la presse (française notamment), en ignorant superbement les accusations précises et accablantes portées par la requête du procureur général de la Cour de cassation Jean-Louis Nadal, dans laquelle le premier magistrat de France demande à la Cour de justice de la République d'ouvrir une enquête sur les agissements d'une ministre ayant fait «échec à la loi».
«Tapiegate» : le peu de crédit de la justice française
Mais la candidate européenne a bénéficié de l'appui des services juridiques du FMI qui ont conclu, après examen de la jurisprudence, que les procédures devant la CJR étaient très rares, très longues et peu concluantes. Autrement dit, dans l'hypothèse où la commission des requêtes déciderait effectivement le 8 juillet d'ouvrir cette enquête, cela ne gênerait en rien la nouvelle directrice générale dans l'exercice de ses fonctions. L'impact sur l'image d'une institution qui est rarement porteuse de bonnes nouvelles quand elle intervient dans un pays membre l'appelant au secours n'a manifestement pas été considéré.
Le 5 juillet prochain, l'exécutrice des grandes et surtout des basses œuvres de Nicolas Sarkozy sera donc la cinquième personnalité française (sur onze directeurs généraux depuis 1946) à occuper le bureau du «MD». Cocorico! Pour lire, dans un excellent anglais, les discours écrits par le «staff», Mme Lagarde sera parfaite. Pour les affaires sérieuses, on s'en remettra aux quelque 2.500 fonctionnaires du Fonds, dont des centaines d'économistes dotés des compétences qui manquent à la nouvelle numéro un, et bientôt à... David Lipton (c'est-à-dire à la Maison Blanche). Pour le meilleur et (plus sûrement) pour le pire.
Avant d'être écarté de la course, pour raison d'âge officiellement, Stanley Fischer, autre candidat à la succession de DSK, avait bien posé les termes de l'équation. «En temps normal, vous pouvez peut-être compter sur l'intuition», avait expliqué au Wall Street Journal le gouverneur de la Banque d'Israël et ancien numéro deux du Fonds. «Mais à chaque fois, dans différents pays, il se pose des questions économiques graves qui appellent des solutions et les experts du FMI émettent souvent des avis contradictoires.» «Sans la formation (économique) appropriée, il est très difficile de décider qui a raison et qui a tort. Vous devez avoir le cadre intellectuel nécessaire pour voir à travers les problèmes.» S'agissant de Mme Lagarde, on connaît la réponse. Bonne chance au FMI, à la Grèce (et aux autres «dominos» européens) et à l'économie mondiale!
Par Philippe Ries