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La mécanique des hommes

Publié le 03 juillet 2011 par Perce-Neige
La mécanique des hommesA l’heure de Greenwich, il ne devait pas être beaucoup plus de 7 h 37 du matin quand une silhouette gesticulante, et hallucinée, s’était résolument engagée sur la passerelle de service, lourdement taguée et qui, fort opportunément du point de vue de la signalétique, culminait à un peu plus de cinq mètres, juste au-dessus des voies. Et c’est la raison pour laquelle la rame 7837 du RER B, censée, ce jour-là, desservir le nord de la région parisienne, s’était, en moins de dix sept secondes, preuve à l’appui, complètement et définitivement immobilisée, non, d’ailleurs, sans déchainements de cris, et hurlements appropriés, et freinage quasi désespéré, et bousculades, et chutes assez sévères dans le couloir des toilettes, et ecchymoses carabinées, et valises en pleine figure, et vacarme épouvantable, et florilège de jurons, et prières expéditives adressées à qui de droit, Mahomet ou Jésus, Vishnou ou le saint Esprit, et, au total, pour solde de tout compte, atterrissage forcé, brusquement, pour les quelques centaines d’heureux élus, jusque là profondément assoupis dans les banquettes, il faut bien le dire, atterrissage forcé, donc, dans un univers presque irréel de betteraves et de choux, d’ornières boueuses et de chemins à peine tracés qu’il serait vain de vouloir décrire. Eh béééee… Le dispositif sophistiqué d’arrêt d’urgence avait parfaitement fonctionné ! Certes, il s’en était fallu de très peu mais, enfin, au moins, cette fois, la catastrophe avait été évitée… La suite allait néanmoins relever, manifestement, de difficultés techniques un peu plus imprévisibles que celles qui règlent la mécanique humaine car, une bonne demi heure plus tard, rien n’était encore solutionné, si vous voyez ce que je veux dire, et tout cela alors que, pourtant, depuis longtemps, l’incident de voyageur n’en était plus un, même si les deux ou trois contrôleurs habilement réquisitionnés par le chef de train, entouraient toujours de leurs propos stupidement réconfortants l’ancien commercial de Vanité(s), reconverti, depuis son licenciement, en ivrogne invétéré, spécialiste hors pair, des mélanges médicamenteux les plus saugrenus. Très loin de se douter qu’il s’apprêtait à croiser son destin, Gérard Tancarville – appelons-le ainsi - , à 8h 12 et des poussières, avait, quant à lui, vaguement suivi le mouvement quand, en dépit de toutes les consignes de sécurité égrenées dans un grésillement assez agaçant toutes les cinq minutes ou à peu près, ils avaient, tous, peu ou prou, fini par rejoindre à pied, quoiqu’en rouspétant comme des malades, les avants postes de la station que l'on apercevait à quelques centaines de mètres, à peine, du convoi. Oui, toute une armada, tirée à quatre épingles, d'employés, de secrétaires, d’informaticiens, d’apprentis pâtissiers, d'ouvriers du bâtiment, de cadres administratifs et d’agents de maîtrise de toutes sortes s'étaient repliés en désordre, par petits groupes silencieux, frileux, grognant des insanités, accusant un peu trop vite, sans doute, les politiciens du conseil général, régional ou départemental, les ministres et leurs conjoints, les conseillers les plus divers, toute la clique lourdement corrompue et pourrie jusqu’à la moelle, ce qui n’interdisait nullement, rassurez-vous, de garder un œil grand ouvert, et attentif, sur où l’on mettait les pattes, et de s’efforcer d’enjamber avec élégance, et ricanements, et pitreries, les flaques et les ornières du chemin. Et c’était donc tout à fait par hasard, croyez-moi, juste parce qu’il se trouvait , précisément, à ses côtés, que Gérard – appelons le ainsi - avait effectivement aidé la jeune femme à grimper sur un monticule, histoire d’éviter de trébucher, puis de glisser pour de bon, la tête la première, toute une opération qui lui avait tout de même valu de tenir la main de celle qu’il avait quasi sauvée de la noyade, à peine quelques secondes bien sûr, et sans une once d’extravagance… Juste avant de lui savoir gré, infiniment, de ce bref sourire qui avait inondé son visage en guise de remerciement... Ce n’était pas si souvent, après tout, qu'une jeune personne totalement inconnue du bataillon se hasardait à lui sourire si franchement, et même à lui sourire tout court, et cette subite révélation que ce sourire lui avait été réellement adressé, à lui, aurait sans doute, presque, suffi à son bonheur. D’autant que la jeune fille en question s'était révélée tout à fait à son goût. Voilà ce qui l’avait littéralement comblé, au-delà de tout. Car il s'était toujours demandé, sans jamais pouvoir trancher, s'il préférait les filles aux cheveux bruns, amplement bouclés, ou bien celles d'inspiration plus nordique, aux cheveux courts, blonds et sucrés. Même avec Marco ou Sébastien, appelons-les ainsi, Gérard s'était régulièrement montré du genre plutôt très évasif sur la question, trouvant même des charmes à d'autres combinaisons, certes un peu plus inhabituelles. Car il lui fallait bien admettre que certaines brunes très affriolantes – et il y en avait - portaient des cheveux incroyablement courts et qu’il lui était également arrivé, a contrario, de croiser des blondes particulièrement appétissantes qui avaient pourtant opté pour des arrangements capillaires discutables. Or, toutes ces hésitations avaient été balayées d'un trait. Instantanément, croyez-le ou non, Gérard avait été comme pénétré de cette conviction définitivement inébranlable que venait, miraculeusement, de s'incarner sous ses yeux, très précisément le genre de femme qu'il cherchait depuis des lustres sans être jamais parvenu à se la représenter mentalement ! Avant même d'atteindre le quai, cent cinquante mètres plus loin et douze minutes plus tard, il était parvenu à savoir qu'elle s'appelait quelque chose comme Stéphanie, qu’elle bossait genre comme une malade depuis six mois dans un salon de coiffure du onzième, et qu'elle était partie de chez elle, ce matin-là, sans même avoir eu le temps d'avaler le moindre truc un peu consistant - ce qui lui arrivait souvent – et aussi que la tête lui tournait déjà - ce qui lui arrivait plus souvent encore -, et enfin qu'elle regrettait tellement de ne pas avoir opté, en partant, pour ces mocassins en daim, autrement confortables que ces bottines à la noix qui vous exposaient à chaque pas aux pires catastrophes dès lors qu’il s’agissait de devoir progresser dans les graviers au même rythme que le reste du troupeau. Et lui ? Qu’est-ce qu’il faisait dans la vie, dites-moi ? C’est un secret ? Comment passait-il ses week-ends ? Avait-il ce qu’il est convenu d’appeler un hobby ? C’est ainsi qu’il faut dire, n’est-ce pas ? Au fait, comment s’appelait-il, déjà… Prenait-il toujours le RER à la même heure, le matin, pour se rendre à son travail ? Et que pensait-il, très sincèrement, des mérites réciproques de la Juventus et du Milan AC ? Fréquentait-il les boites, le samedi soir ? Ah oui, et lesquelles précisément… Précisément ? Sauf que non, justement, elle n’avait rien, mais alors rien, demandé de tout cela, et Gérard Tancarville, appelons-le ainsi, s’était hélas borné à préparer en silence des réponses qui s’étaient, il faut bien l’avouer, avérées être parfaitement inutiles et sans doute franchement inadaptées à la situation. Car il n’avait pas eu la moindre occasion de placer le couplet qu’il servait régulièrement aux mecs qui l’abordaient, le soir, en traversant la cité, sur les ficelles à se tordre de rire permettant d’obtenir sans se forcer le CAP de pâtissier. Tout juste, avait-il pu brièvement, très brièvement, évoquer le fait qu’il venait de participer à un super tournoi de badminton, à Bobigny, ou du moins quelque part dans le quatre-vingt treize. Ouahh… avait-elle fait sans parvenir à masquer le fait qu’elle s’en moquait éperdument. D’autant qu’ils arrivaient alors, précisément, à hauteur du type aux propos incohérents, et à dire vrai proprement haineux, qui venait tout juste, et non sans mal, d’accepter de descendre la toute dernière marche de cette putain de passerelle pour se retrouver à hauteur du quai et par suite à quelques mètres seulement d’une bonne quinzaine de policiers et que le spectacle bavard qu’offrait alors cette mascarade était, sans doute, plus intéressant, plus lourdement chargé de sens, pour une jeune femme en hypoglycémie sévère, oh, oui, un spectacle oh combien plus excitant que ne l’était celui de la bouche libidineuse du casse-pieds intégral dont vous aviez essayé de ne surtout, surtout, jamais croiser le regard, vu qu’il puait la sueur, le tabac froid, ou je ne sais quoi d’autre, et qu’il vous saoulait littéralement de questions avec autant d’enthousiasme que s’il cherchait à vous enrôler pour la guerre de Corée. Ouahh… Notons, à ce stade du récit, que les performances intellectuelles et émotives de l’espèce humaine laissent parfois, et même souvent, salement à désirer. La preuve en est que, curieusement, en effet, même si le casse-pieds en question estimait, effectivement, avoir été mis en présence d’une jeune fille qui, physiquement au moins, lui correspondait parfaitement, malgré cela, il aurait un mal de chien, le soir même, à apporter à Marco et à Sébastien, sans parler de la bonne demi douzaine d’individus vertigineux qui s’étaient immédiatement agglutinés, les précisions qu’ils étaient tous, légitimement, en droit d’attendre... Tout juste avait-il pu leur glisser que la fille avait les cheveux vachement châtains, avant d’ajouter qu’ils étaient presque blonds, et que ses yeux étaient très clairs, et qu’elle avait un super putain de sourire, des lèvres poulpeuses à souhait, une poitrine à tomber, bon…. Vous voulez vraiment des détails ? Car Gérard, appelons-le ainsi, s’était alors cru autorisé à apporter, sur l’anatomie de la fille, des précisions nettement moins innocentes que les précédentes. Et plus approximatives encore, d’ailleurs. Le fait est qu’il ne se souvenait qu'à moitié de tout ça. C'était un peu comme s’il avait été brusquement confronté à une apparition, l'incarnation fugitive d’un fantasme dont la mémoire garde la trace, certes, mais sans qu'il soit possible à celui qui en est la cible, de décrire précisément qu’elles en étaient les caractéristiques exactes. Il ne fallait pas que les autres lui en veuillent ! Bon sang… Toute cette histoire, d’ailleurs, n'avait pas duré bien longtemps… Ce qui était rigoureusement vrai ! Vu que la fille, aux lèvres sucrées, avait habilement profité, à peine quelques minutes plus tard, de l'arrivée opportune d'un RER, censé rallier directement la gare du Nord, pour lui fausser discrètement compagnie sans hélas exprimer, il faut bien le reconnaitre, le moindre regret d'avoir à le quitter aussi rapidement. Si bien qu’ils avaient juste échangé ce qui s'apparentait à un petit geste d’adieu, avec la main, et le dénommé Gérard était donc resté interdit sur le quai à attendre stupidement que quelque chose lui traverse l’esprit. Or, voilà… Ce qui lui avait traversé l’esprit, au moment même où la jeune femme s’était précipitée pour disparaître plus vite encore que nécessaire, dans la bousculade et le chahut du wagon, c’est qu’il n'avait sans doute à peu près aucune chance de ne jamais la retrouver. Aucune chance d’espérer l’écouter, une nouvelle fois, se raconter un peu. Oui, c’est exactement ce qu’il s’était dit. Avec raison. Car, sincèrement, comment aurait-il pu imaginer, à cet instant précis, le choc phénoménal qu'il aurait, six mois plus tard, en feuilletant l’espèce de torchon journalistique qui traînait sur le comptoir, dans une débauche de verres sales et dégoulinants de bière, et où s’affichait, quelque part en pages intérieures, la photo de mademoiselle Stéphanie Parmentier, de Roissy, laquelle semblait avoir empoché un chèque d'une valeur approximative de deux cent euros au cours d’une cérémonie dont la convivialité semblait avoir été un peu forcée mais à laquelle elle avait tout de même participé et ce en compagnie du gérant, hilare et, légèrement obèse, d’un supermarché quelconque. Mademoiselle Stéphanie Parmentier de Roissy… Ca ne vous suffit pas ? Vous ne voudriez pas son adresse exacte, non plus, par hasard ? Son numéro de téléphone. L’étage. Le bâtiment... Vous voilà soudain gourmands, messieurs. Il me semble néanmoins, si vous y tenez, que vous pourriez tout à fait tenter votre chance en sonnant là-bas, à droite, au fond du couloir. Non, attendez, je me trompe, essayez plutôt sur votre gauche ! Oui, une petite brune un peu boulotte, c’est ça ? Hummm. Le fait est que la petite brune un peu boulotte avait tout de suite ouvert la porte, ultra facilement, je vous assure, sans toutefois comprendre rien à l’espèce de charabia immonde qu’il lui avait servi en prétextant avoir quelque chose d’important à lui apprendre... Pour le dire autrement, elle l’avait accueilli avec surprise, un peu froidement et un peu décontenancée. Il tombait très mal, voilà la vérité, car elle se préparait, précisément, à sortir pour dîner et n'avait guère de temps lui consacrer. Et pas une seule seconde à perdre, bon sang. D’autant qu'elle ne se souvenait pas du tout, mais alors pas-du-tout, de cette incroyable promesse à laquelle, maintenant, il faisait subitement allusion. Et n'était pas vraiment d’humeur, voyez-vous, à supporter de tels compliments sur sa toilette, venant d’un parfait inconnu surgi brusquement du néant et de l’obscurité qui régnait dans l’ascenseur. Non ce n'était pas le moment, pas vraiment le moment, bon sang de bonsoir ! Car, précisément, question toilettes et fanfreluches, le constat était absolument terrible. Elle n'avait ri-gou-reu-se-ment rien à se mettre, voilà quelle était la vérité du moment, rien-du-tout, enfin, du moins, rien qui soit, ce soir-là, suffisamment sexy (mais pas trop), rien qui soit, ce soir-là, suffisamment transparent (mais pas trop), rien qui soit... Non, s’il-vous-plait-m’sieur-écoutez-moi, ce n'était pas le moment - vous entendez ? - de l’assommer de discours. Sauf que, dans son dos, quasiment à portée de main, le téléphone commençait à hululer de manière assez persuasive et que, sans réfléchir plus que ça, et laissant la porte largement ouverte, elle s’était immédiatement précipitée sur le combiné, le cœur s’emballant à deux cent cinquante tours par minute, au moins, devinant, avant même de l’entendre, le souffle sensuel et la respiration régulière de celui que nous appellerons Jacques. Et sans parler du timbre assez particulier, presque nasillard, de sa voix, ou encore la manière subtile qu’il avait, douce, tendre, de lui dire son désir… Oui, tout à fait soulagée, à dire vrai. Quoique, dans le même temps, assez inquiète car précisément la voix nasillarde avait rapidement fait état de ce qui s’apparentait à une difficulté de dernière minute, un empêchement, un truc, un bazar un peu compliqué à expliquer, une réunion qui risquait de durer... Bon, il fallait qu'elle comprenne. Elle serait toujours son canari et, son colibri, et sa gazelle effarouchée, et son oiseau de Paradis. Il aimait la pointe de ses seins, le vertige de son sexe, l’odeur de ses cheveux. Elle entendait, n'est-ce pas. Il lui disait son envie brutale d'être précisément là, à cet instant même, oui, auprès d'elle. Il disait… Elle avait fini par raccrocher, par reposer le combiné, par abandonner, par jeter l’éponge quand l’autre, au loin, avait, sans doute, cru devoir conclure son discours par un vague message en forme de promesse, ou d’espoir, ou de plus tard, et de j’te’ rappelle dès qu’je peux. Oui, c’est ça… Car la main sur le cœur s’était perdue dans les sables avant d’être ponctuée d’un silence définitif. Et c’est alors, mais pas avant, que la gazelle un peu boulotte avait soudain réalisé, sans émotion particulière, d’ailleurs, que l’espèce de brute épaisse qui, jusque là, semblait tranquillement patienter devant la porte en avait, ni une ni deux, opportunément profité pour s'introduire dans l’entrée. Et qu’il lui souriait exagérément et d'un air terriblement niais. Pire que ça, hélas, un seul coup d’œil suffisait, je vous assure, pour affirmer que ce type était, de la tête aux pieds, complètement siphonné. Givré. Cinglé. Totalement nazebrook. Dégoulinant de stupidité. Habillé d'un parka comme on n’en voyait plus ou même, sans doute, comme on n’en avait jamais vu, et d'un pantalon de velours qu'il lui donnait l'air de tout juste rentrer, en version optimiste, d’une course en montagne ou, en version pessimiste, d’une battue de trois jours en vue de chasser le sanglier. N’restez pas là, comme ça, les bras ballants… avait-elle dit un peu vivement. Pourriez fermer l’porte, non ? Bien sûr… Bien sûr qu'il pouvait. Bien sûr qu’il fallait fermer cette maudite porte... Bien sûr qu'il s'était approché. Bien sûr qu'il avait donné son nom.  Gérard Tancarville. Bien sûr qu'il s'était débarrassé du super-parka que sa mère lui avait refilé et s'était avancé dans le salon et s'était assis sur le divan et avait accepté un coca. Bien sûr qu'il avait sagement écouté, sans une seule fois le prendre pour lui, celle que nous appellerons Stéphanie déverser à plein régime ces saloperies de reproches sur les mecs et leur égoïsme. Bien sûr qu’il comprenait qu'elle soit d'une humeur de dogue, au point qu’il ne voulait pas la déranger plus longtemps, il reviendrait plus tard, était déjà prêt à se lever, à partir, des fois c’est comme ça. Et il hochait alors la tête ostensiblement. Et enchainait, croyez-moi, aussi vite qu’il le pouvait, hochements de tête précisément, et murmures affirmatifs, regards fuyants dans la foulée, haussements de sourcils, zygomatiques légèrement crispés et service ininterrompu de bouillie de chat inaudible (par chance) en guise d’argumentation. Et d’approbation. Oh, p’tain les mecs, où était-il donc aller se fourrer ? Car il ne savait plus trop ce qu’elle voulait, la donzelle, vu qu’elle marchait de long en large, que c’en était épuisant, et presque effrayant puisqu’elle posait parfois sur lui un regard étrange, un œil sur le téléphone. Oui, véridique, il avait même réellement fini par avoir les boules, presque peur tout simplement, car elle avait une façon de rire, puissante, sauvage, qui semblait inquiétante. Il y avait un truc, c’était sûr. On ne pouvait pas croire qu’une fille normalement constituée puisse se mettre à rire, ainsi, devant vous, pour un oui ou pour un non. Et c’est là, juste après un éclat de rire plus puissant et plus grinçant que les autres, que tout s’était, vraiment, affreusement compliqué. Car la jeune femme avait brusquement disparu de la circulation, claquant ostensiblement une porte derrière elle, puis une autre, puis… à tel point que Gérard – appelons-le ainsi - en était resté légèrement désemparé. Il avait même fini par allumer la télé vu qu’il aurait été délicat de rester assis sur un canapé sans rien faire d’autre que d’attendre comme un con la saint glin-glin ! Mais voilà, aussi fou que cela puisse paraître, - vous ne me croirez jamais les mecs, - cette fille, qu’il ne connaissait pas, rappelons-nous, ou si peu, s’était, ni plus ni moins, désormais réfugiée dans la salle de bains et avait, semble-t-il, entrepris de se glisser benoitement sous la douche sans plus vraiment se soucier de sa pomme. Nooonnn ! Sauf que le téléphone, une nouvelle fois, avait soudain sonné dernière lui. Et que l’univers mental de Gérard Tancarville, appelons-le ainsi, avait été brusquement précipité dans une autre dimension. Sans doute faut-il préciser, ici, que si le Gérard Tancarville en question avait bien, à son actif, quelques flirts à rendre jaloux les potes qu’il entrainait régulièrement dans ses virées, jamais, toutefois, ces aventures d’un soir, ou deux, à peine plus, n’avaient été suffisamment sérieuses pour l’obliger à réviser vite fait les cours d’éducation sexuelle auxquels, au collège, il avait été, pourtant, l’un des plus assidus. C’est dire qu’en matière d’anatomie féminine ses connaissances étaient assez limitées. Les seules images auxquelles il pouvait se référer, étaient celles qu’il extrayait des revues que Marco achetait, parfois, avant de lui refiler, une fois épuisée, toute leur charge proprement fantasmatique. C’est dire que pour Gérard Tancarville, appelons le ainsi, l’univers s’était brusquement déformé, replié sur lui même avant de se déployer en une infinité de dimensions, lézardé dans tous les sens, pixélisé à outrance, décomposé à la vitesse de la lumière, renvoyé aux sources du bing bang, tête en bas et sans dessus dessous, oui, réellement désintégré quand Stéphanie Parmentier, de Roissy, toujours elle, s’était littéralement précipitée sur le téléphone, surgissant brusquement de la salle de bains sans prendre le temps, semble-t-il, de se couvrir suffisamment la poitrine, et le reste, de l’espèce de serviette éponge proprement ridicule pour l’occasion et qu’elle gardait inutilement dans la main. D’autant que, pour ne rien arranger, l’insupportable gazelle n'avait perçu, au bout du fil, qu'un biiip extrêmement prolongé et particulièrement exaspérant. Nul doute que l'autre, quelque part, en compagnie de sa légitime, - elle en mettait sa main au feu - venait naturellement de raccrocher sans avoir pu lui parler... C’est alors qu’elle avait reposé le combiné, fermé les yeux en cherchant à se calmer, ou à se réconforter, puis avait secoué la tête de droite à gauche, longuement, comme pour chasser de son esprit l’envie de meurtre, oui, rien que ça, l’envie de meurtre, bordel, avant de s’inquiéter, soudain, de la présence de l’espèce de cinglé, là, à deux pas, devant son nez. Oh, j’y pense, seriez pas l’type que j’ai croisé l’autre jour dans le RER, par hasard ? Les betteraves et les choux. Ca vous dit rien ! Bon sang, voilà, j’vous r’situe… fit-elle brusquement. Ah, oui ? C’est cela… Elle le re-situait... Vraiment ? Mon Dieu… Savait-elle, au juste, ce qu’elle venait, sans le vouloir, bien sûr, de déclencher à l’instant même ? Il est heureusement proprement impossible qu’elle ait pu soupçonner les dégâts biochimiques, pour la plupart irrécupérables, causés par ces propos dans l’intimité protoplasmique des cellules cérébrales de celui que nous appelons depuis quelques pages Gérard Tancarville… Oui, il est impossible, au fond, qu’elle ait pu vraiment imaginer ce qui, pourtant, ne manquerait pas d’arriver. Il est impossible, je vous assure, qu’elle ait réellement pu anticiper les questions qu’il chercherait bientôt à lui poser. Et les réponses qu’il se proposerait de lui apporter. Car, véridique, il s’était soudain redressé avant de s’extraire du canapé. Un mètre quatre vingt quatorze entièrement déplié sous votre nez. Quatre vingt dix huit kilos et des poussières sur la bascule. Un peu moins de mille deux cent centimètres cubes de substance grise et de substance blanche à l’abri de la boite crânienne. Entre sept et huit litres de sang, ou à peu près, entièrement saturés d’oxygène. Un paquet de synapses. Et des cellules de tous calibres brûlant leur carburant à fond la caisse. Le cycle de Krebs à plein régime dans tous les coins. Oui, toute cette masse, assez impressionnante, au fond, répondant au nom de Gérard Tancarville, s’était lentement mise en mouvement. Tout en fixant Stéphanie Parmentier dans les yeux. Mais en restant incapable, pour autant, de contenir une certaine fébrilité. Gérard Tancarville ne savait plus quoi penser. Voilà la vérité. Je suis vierge finit-il par avouer mais sans qu’aucun mot ne sorte de sa bouche. On ne rigole plus, je vous assure…

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