Keynes
L’article ci-dessous fut écrit par Friedrich Hayek et publié dans The Economist en juin 1993. Nous le reproduisons ici, grâce à l’Institut Hayek, en ces moments ou le keynésianisme semble condamné à l’échec face aux faillites des Etats et à la crise de la dette.
Il ne sera pas facile pour les historiens à venir d’expliquer le fait que, une génération durant après la mort prématurée de Maynard Keynes, l’opinion a été si complètement soumise à ce qui passait pour du keynésianisme, que jamais aucun homme n’avait autant dominé la politique et l’histoire économique. Il ne sera pas non plus facile d’expliquer pourquoi ces idées-là sont plutôt brusquement passées de mode, abandonnant derrière elles une communauté d’économistes passablement désorientés, pour avoir oublié une bonne partie de ce qui était fort bien compris à l’aube de la « révolution keynésienne ». Il ne peut y avoir aucun doute que c’est au nom de Keynes, et à partir de son oeuvre théorique, que le monde moderne a connu la plus longue période d’inflation généralisée, et qu’il lui faut de nouveau la payer par une dépression générale et sévère. Pourtant, il est plus que douteux que Keynes eût approuvé les politiques menées en son nom.
C’était Keynes qui nous avait dit en 1919 que : « Il n’y a pas de moyen plus certain de subvertir la base existante de la société que de débaucher la monnaie. Le processus engage toutes les forces occultes de la loi économique dans le sens de la destruction, et le fait d’une manière que pas un homme sur un million n’est capable de diagnostiquer. » C’était Keynes qui prétendait que Lénine avait conclu que « le meilleur moyen de détruire le système capitaliste était de débaucher la monnaie ».
Au cours de cette période cruciale, j’ai eu l’occasion d’observer une bonne partie de cette évolution et parfois de discuter de ses enjeux essentiels avec Keynes, que j’admirais à bien des égards et que je considère encore comme l’un des hommes les plus remarquables que j’aie connus. C’était un des penseurs et publicistes les plus puissants de sa génération. Cependant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’était ni très bien formé comme économiste ni même très soucieux des progrès de la science économique. Finalement, il ne faisait même pas grand cas de l’économie en tant que science, ayant tendance à considérer que sa capacité supérieure à fournir des justifications théoriques était un instrument dont il avait le droit de se servir pour persuader le public de suivre les politiques que son intuition lui désignait comme la nécessité du moment.
La question du rôle de Keynes dans l’histoire concerne essentiellement la manière dont son enseignement a réussi à rouvrir les vannes de l’inflation à une époque où tout le monde avait déjà reconnu que le progrès temporaire de l’emploi que l’on obtient de l’expansion du crédit doit nécessairement se payer d’un chômage encore plus sévère à une étape ultérieure. C’est cette vérité ancienne qui est en train d’être redécouverte. L’amère expérience nous a montré que l’accélération de l’inflation, seule à pouvoir conserver le type d’emplois que cette inflation a créés, ne peut être poursuivie indéfiniment.
Keynes n’a jamais admis qu’une inflation croissante est nécessaire pour qu’un accroissement de la demande monétaire puisse durablement augmenter l’emploi des travailleurs. Il était complètement conscient du risque qu’un accroissement de la demande monétaire dégénère en inflation croissante, et vers la fin de sa vie il craignait fort que cela n’arrive. Et si cela s’est bel et bien produit, ce n’est pas Keynes de son vivant qui en fut la cause, mais plutôt l’influence persistante de ses théories. Je puis rapporter de première main que, à la dernière occasion où j’en ai discuté avec lui, il était sérieusement alarmé par l’agitation pour l’expansion de crédit à laquelle se livraient certains de ses plus proches associés. Il alla même jusqu’à m’assurer que, au cas où ses théories, rudement nécessaires lors de la déflation des années 1930, auraient jamais des effets dangereux, il se dépêcherait de réorienter l’opinion publique dans le bon sens. Quelques semaines plus tard, il était mort et ne pouvait plus le faire.
Il n’en est pas moins indéniable que l’on pouvait de bonne foi déduire des conclusions inflationnistes de son enseignement. Cela sous-entend que ses théories souffraient d’un sérieux défaut et soulève la question centrale ? savoir si la grande influence de ses conceptions sur l’opinion des professionnels était due à un véritable progrès de notre compréhension ou à une erreur certaine. Or, des circonstances particulières m’ont amené dès le départ à considérer que toute son analyse était fondée sur une méprise essentielle.
Je crains bien que ceci ne m’oblige à dire franchement qu’il ne fait toujours pour moi aucun doute que Maynard Keynes ne maîtrisait pas parfaitement l’ensemble ducorpus de la théorie économique disponible à l’époque, et ne se souciait pas vraiment d’apprendre aucun raisonnement au-delà de la tradition marshallienne qu’il avait apprise lors de la seconde moitié de ses années de premier cycle à Cambridge. Son souci premier fut toujours d’influencer la politique économique, et la théorie économique n’était pour lui qu’un instrument à cette fin. Il faisait confiance à sa puissance intellectuelle pour inventer une meilleure théorie dans ce but, et c’est ce qu’il essaya de faire sous plusieurs formes différentes .
Dans ces efforts de rationalisation, il fut guidé par une seule idée centrale ? idée que lors d’une de nos conversations il me décrivit comme un « axiome que seuls les demeurés pouvaient mettre en question » ? à savoir que l’emploi total était positivement corrélé à la demande globale pour les biens de consommation. Cela lui faisait penser qu’il y avait plus de vérité dans cette théorie de la sous-consommation prêchée pendant des générations par une longue lignée d’extrémistes et de demi-fous, mais par relativement peu d’économistes universitaires. Ce fut sa manière de ressusciter l’approche par la sous-consommation qui rendit ses théories tellement séduisantes pour la gauche. La profonde conclusion de John Stuart Mill suivant laquelle la demande de produits n’est pas une demande de travail , et que Leslie Stephens, aussi tard qu’en 1876, pouvait encore décrire comme la doctrine dont la « compréhension complète est peut-être le meilleur critère pour identifier un économiste », cette conclusion-là demeura toujours pour Keynes une incompréhensible absurdité.
Le rôle de l’investissement
Dans la tradition de Cambridge qui dominait les brèves études de Keynes en économie, la théorie du capital de Mill et Jevons, développée ultérieurement par Böhm-Bawerk et Wicksell, n’était pas prise au sérieux. Vers 1930, ces idées avaient été largement oubliées dans le monde anglophone. Tout comme la plupart de mes chers collègues, j’aurais pu moi aussi accepter de bon gré le développement par Keynes de la croyance simpliste en une dépendance directe de l’emploi vis-à-vis de la demande globale. Or, non seulement j’avais été élevé dans la tradition de Böhm-Bawerk et de Wicksell mais, juste avant la publication du Treatise on Money de Keynes, j’avais aussi passé beaucoup de temps à analyser une tentative américaine, quelque peu semblable mais beaucoup plus grossière, pour développer une théorie monétaire des causes de la « sous-consommation ». A cette fin, j’avais déjà poussé un peu plus loin la théorie de Wicksell-Mises sur la stimulation excessive de l’investissement par la monnaie, qui à mon avis réfutait le postulat naïf dont Keynes était parti, celui d’une dépendance de l’investissement vis-à-vis de la demande finale.
J’ai eu plusieurs occasions, au cours des années, de discuter de ces questions avec Keynes. Il devint parfaitement clair que nos différences d’opinion découlaient entièrement de son refus de mettre en cause ce postulat. A une occasion j’ai réussi à lui faite admettre, non sans surprise, que dans certaines circonstances l’investissement antérieur pourrait être la cause d’un accroissement de la demande de capital. Mais lorsque, à une autre occasion, j’avais réussi à l’intéresser momen-tanément à l’éventualité qu’une baisse du prix de produits puisse amener à investir pour réduire les coûts unitaires, il ne tarda pas à balayer brusquement cette idée comme « absurde ».
Les déterminants de l’investissement autres que la demande finale étant précisément les facteurs que la macroéconomie keynésienne néglige de manière si dramatique, une présentation de son rôle historique doit tenter de rappeler brièvement cet aspect-là de la théorie économique. Il peut être utile de se représenter le flux continu de la production comme une grande rivière qui, indépendamment de la succion de son embouchure, peut gonfler ou s’amenuiser dans ses différentes sections suivant que ses innombrables affluents en amont ajoutent plus ou moins à son volume. Les fluctuations dans les investissements de capacité ou de renouvellement feront augmenter ou diminuer le volume du courant dans ses parties supérieures, avec les changements en conséquence en matière d’emploi, comme il s’en produit au cours des fluctuations industrielles. Il n’y a pas de correspondance nécessaire entre le volume (ni même le sens de la variation) des ventes de produits finaux au cours d’une période et celui de l’emploi au cours de cette même période.
Le volume de l’investissement est loin de varier proportionnellement à la demande finale. Ce ne sera pas seulement seulement le taux de l’intérêt qui l’affectera, mais aussi les prix relatifs des différents facteurs de production et en particulier ceux des différents types de travail, outre les changements techniques. L’investissement (total) dépendra du volume des différentes sections du fleuve, que l’emploi total des facteurs de production soit plus grand ou plus petit que la demande effective de produits finis. Les déterminants immédiats qui dirigent les affluents vers le courant principal ne seront pas la demande finale, mais la structure des prix relatifs des différents facteurs de production : les différents types de travail, les produits semi-finis, les matières premières et, bien sûr, les taux d’intérêt.
Quand, sous l’influence de ces prix relatifs, l’ensemble du courant change de forme, l’emploi doit forcément évoluer à des taux très différents aux différentes étapes de la production : parfois, le volume total va pour ainsi dire s’étendre avec bonheur, fournissant des emplois supplémentaires, et parfois il se rétractera. Cela peut être la cause de fortes fluctuations dans le volume de l’emploi, particulièrement dans les industries « lourdes » et le bâtiment, sans que la demande des consommateurs ait en rien changé dans le même sens. C’est un fait historique bien établi que lors d’une récession, la reprise de la demande finale est généralement un effet et non une cause de la reprise dans les étages supérieurs du flux de la production, dans les activités engendrées par une épargne à la recherche d’investissements et par la nécessité de compenser les retards dans les remplacements et autres mises à jour.
Ce qu’il est important de souligner est que ces gonflements et diminutions indépendants dans les différentes sections du flux de la production sont causés par les variations dans les prix relatifs des différents facteurs, certains étant attirés par des prix plus élevés vers les étapes plus précoces du processus et vice-versa. Cette constante réallocation des ressources est entièrement éclipsée par l’approche que Keynes avait choisi d’adopter, et que l’on connaît depuis sous le nom de « macroéconomie » : une analyse en termes de relations entre divers agrégats ou moyennes tels que la demande ou l’offre globales, le niveau moyen des prix, etc. C’est une approche qui occulte totalement la nature du mécanisme qui détermine la demande pour les différents types d’activité.
La mythologie de la « mesure »
L’espoir de devenir plus « empirique » en se faisant plus macroéconomique doit forcément être déçu, dans la mesure où ces grandeurs statistiques ? seules à pouvoir être « mesurées » ? n’en ont pas pour autant le moindre sens comme cause éventuelle des actions d’individus qui n’en ont aucune conaissance. Les phénomènes économiques ne sont pas des phénomènes de masse du genre de ceux auxquels on peut appliquer la théorie statistique. Ils appartiennent à ce domaine intermédiaire qui se situe entre les phénomènes simples pour lesquels on peut s’assurer de toutes les données pertinentes, et les véritables phénomènes de masse où l’on est obligé de s’en remettre aux probabilités.
On ne peut sérieusement nier que les phénomènes monétaires sont la cause d’effets importants dans le domaine des biens réels, ni que la plupart de ces effets ont été méconnus par Keynes. Pourtant, l’approche purement monétaire qu’il avait adoptée causait des difficultés considérables à la critique d’un opposant auquel il semblait que Keynes était passé à côté des questions essentielles. Je me dois d’expliquer pourquoi je ne suis pas revenu à la charge après que j’avais consacré beaucoup de temps à une analyse attentive de ses écrits ? manquement que je n’ai jamais cessé de me reprocher depuis. Ce n’était pas seulement (comme je l’ai affirmé de temps à autre) l’inévitable déception d’un jeune homme qui s’était entendu dire par le célèbre auteur que ses objections n’avaient plus d’importance, puisque Keynes lui-même avait cessé de croire à ses propres arguments. Ce n’était pas non plus vraiment que je m’étais rendu compte qu’une réfutation efficace des conclusions de Keynes devrait s’en prendre à toute son approche « macro-économique ». Cétait plutôt que sa méconnaissance de ce qui me semblait être les questions essentielles m’avait fait comprendre qu’une critique digne de ce nom devrait traiter davantage de ce que Keynes n’avait jamais abordé que de ce dont il avait traité, et qu’en conséquence, développer ce qui n’était encore qu’une théorie insuffisante du capital était un préalable nécessaire pour régler définitivement son compte à l’argumentation keynésienne.
Tant et si bien que je me suis attelé à cette tâche, dont j’entendais qu’elle menât à une discussion des déterminants de l’investissement dans un système monétaire. Mais la partie préliminaire de cet ouvrage, de « pure » théorie, se révéla beaucoup plus difficile, et me prit beaucoup plus de temps que je ne m’y étais attendu. Quand la guerre éclata, rendant douteux que la publication d’un aussi gros volume soit encore possible, je publiai dans un ouvrage séparé ce qui avait été prévu comme la première étape d’une analyse des faiblesses keynésiennes, laquelle fut indéfiniment différée.
La cause principale de cet ajournement fut que je me retrouvai rapidement aux côtés de Keynes dans son combat contre l’inflation sous prétexte de guerre, et la dernière chose que j’aurais voulu à cette époque était d’affaiblir son autorité. Bien que je considère les théories de Keynes comme les responsables principales de l’inflation du dernier quart de siècle, je demeure convaincu que c’était une dérive qu’il n’avait pas voulue, et qu’il aurait fait tout son possible pour l’empêcher. Je ne suis pourtant pas sûr qu’il y serait parvenu, n’ayant jamais compris que seule une inflation accélérée pouvait durablement assurer un haut niveau d’emploi.
Les disciples égarés
Vers la fin de sa vie, il est certain que Keynes n’était pas satisfait de la direction prise par les efforts de ses plus proches associés. Je veux bien croire sa boutade selon laquelle, de même que Marx n’avait jamais été marxiste, lui-même n’avait jamais été keynésien. Nous savons aussi, sur la foi du Professeur Joan Robinson, qu’ « il y avait des moments où nous avions du mal à faire comprendre à Maynard en quoi sa révolution consistait vraiment, mais quand il en vint à la résumer après la publication de l’ouvrage, il l’avait bien à l’esprit. »
Ce sont en fait les idées du groupe des jeunes doctrinaires keynésiens qui inspirèrent la politique inflationniste dite de « plein emploi » pendant les 30 années qui suivirent, non seulement en Grande-Bretagne mais dans le reste du monde.
Je suis pleinement conscient qu’en effet, je suis en train de dire que le personnage peut-être le plus intellectuellement imposant que j’aie jamais rencontré, et dont j’ai volontiers reconnu la supériorité intellectuelle globale, était complètement dans l’erreur dans l’oeuvre scientifique pour laquelle il est principalement connu. Mais je dois ajouter que son extraordinaire influence dans ce domaine auquel il ne consacrait qu’une faible part de ses efforts, il la devait à une combinaison unique d’autres talents. Qu’il ait eu raison ou tort, ces dons-là en faisaient un des personnages éminents de son époque. Dans l’avenir, il paraîtra aussi représentatif de son temps que les personnages de la renaissance nous apparaissent aujourd’hui. Je ne prétends pas que son influence dans d’autres domaines ait nécessairement été plus bénéfique. En fait, je suis persuadé que, par son mépris de la morale commune et son attitude hautaine du genre « dans le long terme, nous sommes tous morts », son influence fut désastreuse.
Et pourtant, c’étaient ses immenses talents qui rendaient si difficile d’échapper à son influence et de ne pas se laisser entraîner dans sa manière de penser. Non seulement il avait une palette incroyable d’intérêts intellectuels, mais il était peut-être encore davantage attiré par les arts. C’était aussi un grand patriote, si c’est bien le mot juste pour désigner un adepte convaincu de la supériorité de la civilisation britannique. Que ses efforts intellectuels soient principalement dominés par ses sentiments esthétiques était une de ses caractéristiques principales, et l’une des raisons majeures de la fascination personnelle qu’il exerçait.
Alpha plus
Un petit épisode de cette même dernière occasion où je le rencontrai à dîner à King’s College pourrait donner une idée de l’incroyable richesse de son esprit. Au cours des dernières années de la guerre, il m’avait régulièrement envoyé l’American Journal of the History of Ideas auquel il était abonné, et que je trouvais difficile à obtenir. Deux ou trois semaines avant le dîner de King’s College il m’avait envoyé la dernière parution ; il se trouvait que j’y avais lu le matin même un article sur le contexte de la publication posthume de la deuxième ?uvre de Copernic. Au moment du café, je me trouvai assis en face de l’astronome de l’Université en question, qui n’avait pas encore vu l’article, de sorte que celui-ci fournissait un sujet de conversation.
Keynes, assis un peu plus haut et engagé dans une autre conversation, était évidemment aussi en train de suivre mon récit de l’affaire. Soudain, au milieu du compte rendu d’un détail compliqué, il m’interrompit d’un « vous vous trompez, Hayek ». Et de donner une description bien plus complète et plus exacte des circonstances, alors que cela devait bien faire deux ou trois semaines qu’il avait lu ce que je venais de lire le matin même.
Je me suis limité ici aux contributions spécifiques faites par Keynes à la théorie économique. Mais sa grande influence dépassait, et précéda aussi, les espoirs de plein emploi que ses travaux avaient suscités. Il avait gagné l’oreille des penseurs « avancés » bien plus tôt, et largement contribué à une tendance fort en conflit avec ses propres débuts libéraux. Le jour où il était devenu l’idole des intellectuels gauchisants était en fait celui où il avait choqué nombre de ses premiers admirateurs par un article sur « l’autosuffisance nationale » paru dans le New Statesman et Nation(et réédité avec un égal enthousiasme par la Yale Review, la très communiste Science and Society, et le Schmollers Jahrbuch des nationaux-socialistes). Dans cette étude, il proclamait que « le capitalisme décadent, international mais individualiste, dans les mains duquel nous nous sommes retrouvés après la guerre, n’est pas un succès. Il n’est pas intelligent, il n’est pas beau, il n’est pas juste, il n’est pas vertueux ? et il ne tient pas ses promesses. Bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons à le mépriser. » Plus tard, toujours dans le même état d’esprit, dans sa préface à la traduction allemande de la Théorie Générale, il recommandait franchement ses propositions interventionnistes comme plus adaptées aux conditions d’un état totalitaire qu’à celles où la production est guidée par la libre concurrence.
Il n’est donc pas étonnant que ses disciples aient été choqués lorsque, bien après sa mort, on finit par savoir que, moins d’une décennie auparavant, il avait, dans une lettre privée, dit de ma Route de la servitude que « moralement et philosophiquement, [il se trouvait] virtuellement en accord avec son intégralité ; et non seulement en accord, mais dans un accord profondément ému ». Il limitait cette approbation par cette opinion bizarre suivant laquelle « dans un pays qui pense droit, on peut accomplir des actes dangereux qui mèneraient tout droit à l’enfer s’ils étaient exécutés par ceux dont les sentiments sont mal orientés ».
Les génies inspirés possédant un grand pouvoir de persuasion ne sont pas nécessairement une bénédiction pour les pays où ils apparaissent. John Maynard Keynes fut indubitablement un des grands esprits de son époque, à certains égards représentatif et à d’autres révolutionnaire, mais il ne ressemblait guère au grand savant dont l’illumination progressive chemine sur une seule voie. La publication de ses Oeuvres complètes, « principalement dans le domaine de l’économie », aujourd’hui près d’atteindre son trentième tome, constitue certainement une documentation des plus révélatrice sur les mouvements intellectuels de son temps. Mais il est permis à un économiste de se demander quelque peu si une telle distinction, pour laquelle Newton, Darwin, et les grands philosophes britanniques doivent encore attendre, n’est pas davantage une marque de l’idolâtrie dont il jouissait auprès de ses admirateurs personnels que proportionnelle à sa contribution aux progrès de la connaissance scientifique.