Ce n’est rien en soi : un chemin comme tant d’autres, qui monte parmi les herbes sous les noisetiers devant la maison, là où s’achève la route, un long chemin ondoyant, avec ce bleu entre les jeunes feuilles, qui tremble et miroite.
Je ne sais ce qui me parle à toute heure du jour, dès que le regard s’accroche aux frêles ramures – du bout incertain du sentier qui disparaît, comme une voix, comme une présence vaporeuse, un signe familier qu’elle m’adresserait avec constance mais sans insistance, avec une discrétion, une délicatesse désarmantes.
Dans la lumière du soir ou la clarté vive des matins, qu’il vente ou que rien ne bouge, hormis un chant d’oiseau, haut suspendu, je tends l’oreille vers un murmure à peine perceptible, une sorte d’appel tout bas ou très loin. J’écoute, je regarde, sans comprendre ce qui me retient, me captive tant. Peut-être la distance, ses tremblements, ses incertitudes, la magie des lointains, des chemins qui s’enfoncent, l’air plus proche et plus sensible sous le fin voilage des feuillages ou le regard qui se perd avec bonheur et douleur, se noie dans une épaisseur mouvante le prolongeant de ses formes vivantes – je ne sais, peut-être plus simplement ce mystère qui affleure dès que l’on prête attention aux moindres choses de ce monde.
Tout alors devient bouleversant : le caillou dans la lumière, la tige souple d’une fleur qui balance, comme si l’existence criait, hurlait de cette voix immense et muette qui fait tout l’espace. Nous imaginons mal les liens vivants qui existent entre les choses et notre cœur le plus intime, les échanges secrets, les rapports aussi profonds qu’imperceptibles qui se nouent dans le silence d’un regard attentif.
C’est à ces moments-là que l’on mesure avec émotion combien le monde est à entendre, à sentir, à goûter, et qu’une histoire commune nous attache au même horizon. Si nous savions méditer à partir de l’intime de nous-même, appréhender chaque chose de l’intérieur, penser avec notre intelligence bien sûr, mais en allant chercher le souffle dans le courant profond qui traverse le monde, oui, sentir, penser avec le cœur, à la surface bleue d’un regard large et libre, penser jusqu’au bout de nos mains frémissantes, penser avec notre âme, avec la vie qui court sous le vert des feuillages, qui étire la tige vers le haut et tremble avec la lumière, l’existence alors nous dévoilerait toute sa hauteur, sa longueur, sa largeur et sa profondeur.
De ce léger décalage de l’âme entre nous et le monde, de cet intervalle infime, comme entre l’azur et la cime, l’océan et ses horizons, quand nous en prenons plus fortement conscience et qu’il s’emplit d’une réelle présence, jaillit l’émerveillement de la vie. Il n’y a véritablement de contact avec le monde que dans la distance qui le révèle. Dans cet écart traversé d’un insaisissable courant, l’esprit et le vivant se rencontrent et s’entremêlent, révélant une intimité secrète entre le monde et l’homme qui le regarde et le pénètre jusqu’à sa source. Nous avons en quelque sorte décollé de la nature. Par la conscience, par le recul de l’âme, nous nous sommes écartés pour mieux voir et mieux comprendre, mieux sentir, plus spirituellement.
Trop près, c’est la chaleur animale, la cécité de la pierre, dure et ténébreuse en son centre. Trop loin, nous nous refermons sur l’espèce. Entre les deux, il y a l’espace de l’amour, le regard de l’esprit, la distance d’un grand souffle où l’étincelle de vie se déploie dans toute sa gloire.
Philippe Mac Leod est écrivain et a publié plusieurs recueils de poésie. Son dernier ouvrage, Sens et beauté, est paru aux éditions Ad Solem.