Les rues de Jérusalem sont pleines jeudi, et sur la rue Jaffa le tramway toujours en essai dépasse un groupe de musique orientale. Darboukas, cithares, oud, les sons se mèlent dans le brouhaha de la rue qui bruisse d'une foule hétérogène: touristes, familles religieuses, soldats de retour de leurs bases pour le week-end, étudiants branchés, tous surpris par la fameuse nuit blanche, tant annoncée à Tel Aviv qu'on avait oublié que la très sainte capitale se prête aussi au jeu!
Au coin de l'allée Nah'alat HaShiva, une funambule joue sur des cordes métalliques qui vibrent d'une note étrangement pure sous le vent. A la terrasse du café Kadosh, je retrouve les copains un peu perdus de vue ces dernière semaines, entièrement consacrées à l'armée. C'est déjà l'été, mais il fait encore un peu frais. La serveuse propose des fines couvertures de laine polaire. Le dessert sonne le début d'une conversation soudain fort sérieuse sur la flottille tant annoncée, l'alarmante perspective d'un enterrement du processus de paix à l'ONU en septembre, et l'incompréhension perçue du monde à notre égard. Une fanfare de cuivre nous dépasse sur sa route vers les portes de la vieille ville.
Sur l'allée piétonne Ben Yehuda, un jeune homme chante des airs d'opéras d'une voix cristalline. A ses pieds se sont assis deux adolescents ultra-orthodoxes aux papillotes très longues, aussi émus qu'impressionnés. Son public se gonfle et s'étiole au grès des airs, des ouvrières philippines, une famille éthiopienne, des touristes français, des gamins religieux un tantinet hippie, un vieil arabe soutenu par sa canne. Il s'arrête, montre le plâtre sur son bras gauche, explique dans un Hébreu fortement marqué d'Anglais qu'il est "soldat seul" dans l'unité Golani, en gimelim - les jours d'arrêts maladie de l'armée - après une chute, qu'il était à la maitrise royale à Londres avant d'arriver en Israël, et qu'il en profite pour partager son talent. Les applaudissement ne se font pas attendre, les sifflements d'admiration fusent. Je m'arrache à la scène pour grimper dans un bus vers la station centrale.
Arrivés devant l'hôpital Bikour H'olim, le bus ne tourne pas comme prévu en direction du shouk sans que je n'y prête vraiment attention. Je cale mon sac énorme chargé pour 10 jours entre les sièges, repose mon dos tout ankylosé. Bizarre... Un bref coup d'oeil autour de moi, je réalise être la seule soldate dans ce bus, soudain bondé de passagers religieux. On parle yiddish derrière moi, le signe des sectes ultra-orthodoxes, pour la plupart violemment anti-sionistes, qui pour mieux signifier leur refus de reconnaissance de tout symbole national s'opposent à l'usage profane de l'Hébreu moderne. Une jeune fille à mes cotés me paraît abordable, je finis par lui demander où nous nous trouvons. Geoula. Les rues à l'arrière de Mea Shearim¹. Le bus se dirige vers le quartier religieux de Ramot au nord de la ville. Je me suis trompée de ligne.
Impossible de descendre ici, les passants sont tous habillés selon la mode orthodoxe, je m'imagine telle une tache verte dans un film en noir et blanc! Dehors les affiches fustigent le gouvernement sioniste accusé de pervertir la terre sainte, exhortent à la piété et comparent encore les policiers et soldats déployés contre les dernières émeutes dans Mea Shearim aux officiers de la Gestapo. "Il faut que tu descendes", elle me dit, "Prends n'importe quelle ligne dans l'autre sens vers le centre". La situation ne peux pas être vraiment pire, et le bus va maintenant traverser l'Est, où la descente à cette heure de la nuit sera complètement exclue.
"Ne t'inquiètes pas, Dieu est avec toi..."
Voilà de quoi me rassurer. A l'arrêt je m'aplatis contre un mur, sous les regards désapprobateurs des femmes qui se fixent sur les manches repliées de mon uniforme. L'une d'entre elles m'apostrophe - "Baisse-les au moins, il y a ici des règles de décence!". Des gamins crachent sur leur passage. Je monte dans le premier bus. Mon téléphone sonne, c'est l'armée. Il faut rentrer au plus vite sur Tel Aviv. A la station centrale la foule se presse sur les quais malgré l'heure tardive, les jeunes israéliens s'échappent vers la ville blanche pour continuer la fête toute la nuit. Je me plonge dans des pensées perplexes, étonnée encore de la violence exprimée et surement un peu fantasmée des rues sombres de Mea Shearim.
Sur la rue Dizengoff, des masses déguisées se pressent vers une fête "pop" annoncée par la mairie. Des fenêtres ouvertes sur la rue de ma chambre presque fraîche dans la nuit, parviennent les échos d'un concert sur la plage du cultissime Matti Caspi. Nuit blanche! On l'avait oubliée. Deux coups de fils, les copains sont au musée de Tel Aviv, où se sont installés des groupes de rocks locaux. Enfin un vrai week-end, on aura bien le temps de dormir le lendemain!
1. Mea Shearim: un des plus vieux quartiers de Jérusalem hors de la vieille ville, il est uniquement habité par des Juifs ultra-orthodoxes, les h'aredim. Dans ce quartier les écriteaux invite les visiteuses à ne pas entrer dans des vêtements "indécents" et les voitures sont régulièrement caillassées lorsqu'elles s'aventurent le shabbat à ses abords...