Barquero!
1970
Gordon Douglas
Avec : Lee Van Cleef, Warren Oates, Forrest Tucker, Mariette Harley
Tel Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche qui interdit, seul, en 1504, l’accès au pont de Garigliano à toute une armée, Travis (Lee Van Cleef) fait face, quasi-seul, à une armée d’outlaws sanguinaires et leur interdit de traverser une rivière, buté, borné, burné. Lee Van Cleef a les biscottos d’un chevalier, il a la lance des chevaliers (un interminable fusil de précision) prend la défense des faibles et porte un nom aux consonances moyenâgeuses. Face à lui, Remy (Warren Oates) et Marquette (Kerwin Mathews) aux noms qui fleurent bon également la vieille Europe, trépignent, jurent et s’énervent. Warren Oates est sapé comme le Prince Noir, le Bad Guy par excellence mais qui n’a pas totalement abandonné sa morale chevaleresque, en témoigne cette scène du massacre inaugural où il contrecarre le viol d’une habitante par l’un de ses hommes en tuant à la fois son mercenaire et sa (présumée) victime. On peut-être assassin de masse et ne pas prendre l'honneur des dames à la légère.
Mais avant d’en arriver là, à cette révélation d’un archétype par son contraire, Travis était l’outcast, le mec pas intégré, le type qui profite du poncif de la communauté en marche sans vraiment en faire partie. Il était Charon, faisant passer les colons de l’enfer de la civilisation au paradis promis des terres vierges et inexplorées de l’Ouest, alors même que certains (le révérend) envisagent une topologie exactement inverse, le paradis étant la civilisation en avant et l’enfer le monde des sauvages et des outlaws. La symbolique se précise pourtant lorsque Remy arrive avec sa horde sauvage par le mauvais coté de la civilisation, style cancer des colons. Travis devient alors bel et bien le gardien de ce paradis face aux foudres de l’enfer, même si d’une part les colons qui l’accompagnent sont eux-mêmes un poil corrompus, et si le lieu géographique de l’enfer évolue au gré de l’histoire et des transferts de population en barge ou en radeau. Dans tout ça, Warren Oates fait du Warren Oates, pète les plombs, tue symboliquement la rivière, mère nourricière mais castratrice du fait qu’elle l’empêche d’atteindre son but, et Lee Van Cleef fait du Lee Van Cleef, c'est-à-dire qu’il fume sa pipe en plissant des yeux, et ça suffit, bordel de merde, à en faire l'un des acteurs de western les plus marquants de toute l’histoire du cinéma.
Avec sa barge, Lee Van Cleef bâtit également un point de passage entre le western américain et le western européen. Comme le dit Tavernier en bonus, Gordon Douglas absorbe les influences sans maugréer, digère le tout et en ressort un produit fini pas dénué de qualités. Les thèmes de la frontière en mouvement et de la civilisation en marche cohabitent joyeusement avec la violence à outrance et l’absence de morale des outlaws, sans bien sûr que cohabiter signifie se compléter. Le tout paraît en effet un poil bancal, la violence al’italiana semblant plaquée par effet de mode sans le cynisme transalpin qui relève habituellement la sauce, et les grands mythes américains en paraissent du coup superficiels. Mais peu importe, malgré une légère baisse de rythme au milieu, le film tient fort heureusement bien le coup, à l’aide également d’une bonne musique et de seconds rôles très bien construits, comme le français Marquette et son dandysme de façade, l’homme des bois Mountain Phil (Forrest Tucker) et sa truculente bonhommie mangeuse de fourmis et l’énigmatique Anna Hall (Mariette Harley) femme intelligente, libre et cultivée, qui va chercher encore plus loin que Bayard ou Charon pour qualifier Lee Van Cleef, en le traitant purement et simplement d’homme préhistorique. A voir ou revoir pour ceux qui auraient jugé la chose un peu précipitamment à l’époque de sa sortie.