La Pologne, qui, à Venise, avait eu l'audace d'inviter une artiste non polonaise dans son pavillon (Yael Bartana), présidant ce semestre l'Union Européenne, a 'droit', à Bozar (à Bruxelles, jusqu'au 18 septembre) à une exposition supposée emblématique d'une trentaine de ses artistes contemporains les plus importants (plus quelques modernes, pour faire bon poids). Comme dans toute manifestation de ce type, il n'est pas aisé de trouver un fil directeur cohérent : la liberté ? la survie ? l'ironie ? l'imagination rebelle ? le rapport à l'histoire ? et toutes les explications trop inclusives ont un peu l'air tirées par les cheveux. Mais, faute de connaître suffisamment la scène polonaise pour juger de la pertinence des choix d'artistes, c'est une bonne occasion de découverte.
Peut-être commencer avec les racines, avec la culture, le poids de l'Eglise et le poids des morts, ceux qui ont été éliminés par les Allemands et par les Russes, par les nazis et les staliniens au fil des ans, ceux dont le souvenir a construit la Pologne : cette reconstitution théâtrale et mélancolique d'un cimetière par Robert Kusmirowski est un monument de nostalgie, mais c'est un monument en toc, où les murs sonnent creux, où les pierres tombales sont en carton, où le banc du visiteur, détruit, empêche qu'on ne s'y asseye, où l'histoire n'est qu'un mirage, un spectacle (D.O.M., 2004).
L'histoire aussi hante certains des tableaux de la star polonaise actuelle du marché, Wilhelm Sasnal, avec ces toiles évoquant l'ambiguïté des partisans pendant la guerre (Partisan, 2005, en haut) et ce portrait du Cardinal Wyszynski sans visage, rebelle emblématique ici oblitéré : plutôt mieux, plus dense, plus travaillé que ses tableaux commerciaux habituels. Comme si l'ombre de Luc Tuymans rodait encore dans les lieux.
Une des pièces les plus violentes est sans doute cette sculpture de suie d'Olaf Brzeski (Dream, Spontaneous Combustion, 2008, ci-dessous), à l'improbable verticalité, comme l'instantané d'une explosion capturé au millième de seconde, la trace d'une catastrophe, l'empreinte d'un drame. J'ai cru y voir la trace d'un disparu d'Hiroshima, dont le corps a été désintégré, dont seule l'ombre subsiste. Il serait sans doute trop littéral de rappeler que pendant près de 150 ans la Pologne n'existait plus comme état, sinon dans le coeur des Polonais.
Sinon, l'immeuble HLM en crochet de Julita Wojcik joue sur le contraste, les cosmonautes de Pavel Althamer marchent vers leur destin, les déesses froides de Zofia Kulik suscitent l'admiration et la trompette du jugement dernier de Tadeusz Kantor la nostalgie; l'impossible tentative vitruvienne de Cezary Bodzianowski est d'un humour tragique (très polonais, peut-être), les photographies allégoriques de foule-Solidarnocz de Piotr Uklanski oscillent entre ferveur et désespoir et la gigantesque photographie concave de Zbigniew Libera dépeint un exode devant la guerre ou la catastrophe.
La pièce la plus dure, la plus tragique de l'exposition, la plus chargée d'histoire aussi peut-être, est une vidéo d'Artur Zmijewski, Berek (1999; le jeu du loup) : un pestiféré, un contaminé qui se libère de sa souillure en touchant un autre, en lui transmettant l'opprobre, la tache (mais, disent les règles, on ne peut toucher son père). Ils sont une demi-douzaine, dans une cave sombre, humide, glauque; ils sont nus, pas très beaux, flasques, chairs tombantes, corps vieillis. Sont-ils forcés, enfermés, prisonniers ? Le cinéaste les y a-t-il contraints ? D'abord gênés, pudiques, ils et elles s'animent, s'amusent, rient parfois, prenant goût au jeu. On apprend à la fin que la scène se déroule dans la chambre à gaz d'un camp d'extermination : les taches jaunes au mur sont des traces de zyklon B. Pour Zmijewski, c'est une sorte de psychothérapie, il faut revisiter les traumas qui ont été à l'origine des problèmes. Il l'avait fait avec 80064, soulevant la controverse par sa manière de reconstituer l'histoire hors des sentiers battus mémoriels. Artiste engagé, il veut créer des images qui provoquent le désaccord, le choc; ce que d'autres verraient comme provocation est pour lui l'essence même de la démocratie, du refus des idées toutes faites. Dérangeant et salutaire.
Photos 1, 3 & 4 de l'auteur; photos 2 & 5 courtoisie de Bozar.