Füssli, "Gertrude, Hamlet et le fantôme", 1793
En 1793, alors qu'en France la Révolution connait avec la Terreur sa période la plus sombre, le peintre Johann Henrich Füssli choisit un sujet non moins inquiétant: Gertrude, Hamlet et le fantôme du père d'Hamlet. On se situe à la scène 3 de l'Acte IV. Hamlet est dans la chambre de la reine, il vient de tuer Polonius (le conseiller du roi) qui se cachait derrière la tapisserie puis l'instant d'après, fait grief à sa mère d'avoir offensé la mémoire du roi défunt en épousant Claudius. C'est alors que le fantôme apparait. Dans le texte de Shakespeare, une didascalie l'indique clairement au lecteur: "Entre le spectre dans son vêtement de nuit". On se rappelle que le spectre lui avait déjà parlé une première fois au début de la pièce dans le but de lui révéler l'identité de son meurtrier, à savoir Claudius, son propre frère. S'il vient à nouveau hanter Hamlet, c'est pour le presser un peu de passer à l'action: "Ma venue n'a pour but qu'aiguiser ton dessein presque émoussé (traduction d'Yves Bonnefoy). Cependant on se rend compte assez vite que la mère, elle, ne voit pas le spectre puisqu'elle déclare à son fils: "... qu'avez-vous vous même,/ A tenir vos yeux fixés sur le vide/ Et à parler à l'air immatériel ?/ Votre esprit égaré se trahit dans vos yeux/ Et comme des soldats réveillés par l'alarme,/ Vos cheveux qui étaient couchés s'animent, se soulèvent/ Et demeurent dressés. Mon noble fils,/ Sur la flamme et le feu de ta fureur,/ Jette la froide patience. Que vois-tu ?"
On peut donc conclure à une hallucination: Hamlet et la reine Gertrude ne voyant pas la même chose, le spectre ne peut pas avoir d'existence objective. Dans un livre, au théâtre ou à l'Opéra, c'est une idée relativement simple à faire passer par un metteur en scène doté d'un peu d'imagination, mais pour un peintre, cela me semble une vraie gageure. Il est en effet aisé de représenter un spectre en peinture, mais comment donner l'impression à celui qui regarde le tableau de Füssli, que celui-là est en réalité une hallucination ? Comment rendre visible ce qui ne l'est pas (au moins pour le personnage de la reine) ? Un peintre peut-il représenter dans un même tableau, des perceptions visuelles différentes ?
Füssli illustre fidèlement le texte: Hamlet les cheveux en désordre, regarde le spectre debout par rapport aux deux autres personnages, ce qui naturellement le rend encore plus impressionnant. Il me fait penser d'ailleurs à la statut du Commandeur dans le Don Giovanni de Mozart crée quelques années auparavant. Mais dans cet opéra si tous les témoins, le séducteur et son valet Leporello, voyaient le fantôme dans une scène véritablement fantastique, ici dans ce tableau, Gertrude a le regard exclusivement tourné vers son fils et non pas vers le spectre tout simplement parce qu'elle ne voit que du vide, que de l'air immatériel là où son fils croit voir le fantôme de son père.
Don Giovanni, scène finale de l\'arrivée du Commandeur, Mozart, 1787
Füssli, Lady Macbeth somnambule, 1783, musée du Louvre.
C'est donc la première solution, du reste assez évidente, imaginée par le peintre pour nous indiquer qu'aux yeux de la reine, le spectre est absent. Il y en a une seconde, dans les yeux de son fils... Ce visage pâle, semblant à la fois attiré et effrayé par cette vision, ressemble étrangement à celui d'un autre personnage représenté exactement dix ans auparavant par le même peintre: Lady Macbeth. On se rappelle que celle-ci, épouse et complice de Macbeth, n'est pas persecutée par un spectre, mais cherche à échapper au souvenir douloureux et obsessionnel de crimes inavouables. Deux personnages sur le côté, un médecin et une dame au service de la reine, observent cette crise de somnambulisme. Le medecin dit: "vous voyez, ses yeux sont ouverts". La dame lui répond: "Mais toute perception leur est fermée." On peut dire que de la même façon, les yeux de Hamlet sont ouverts mais que sa perception est fausse, faussée, erronée, hallucinée. On peut donc dire que le dialogue de deux oeuvres à dix ans d'intervalle et appartenant au même artiste, cette autocitation, est la trouvaille de Füssli pour résoudre ce problème technique. Oui cher Daniel Arasse, la peinture pense...