Abdallah Kallel, ancien ministre de Ben Ali, est en prison à Tunis depuis le 12 mars 2011. Ses biens sont visés par le décret d’expropriation du 14 mars et sa famille pourrait être forcée de quitter la Tunisie.
Abdallah Kallel est désigné tous azimuts sur internet comme le responsable d’actes de torture pendant la répression des années 90. Mais aux termes de la saisine du juge d’instruction, il est poursuivi pour avoir été trésorier du parti de Ben Ali, sans pour autant s’être enrichi. Or, bien que son dossier ne comporte ni preuve, ni commencement de preuve, il est détenu et privé du droit de se défendre. Sauf le courage de Maîtres Kefi et Zribi, ses avocats tunisiens se sont successivement déportés tandis que je ne peux intervenir. Ainsi, au mépris des conventions internationales et des accords entre le barreau de Tunis et celui de Paris, Abdallah Kallel n’a pas droit à une procédure équitable. Parce que la justice tunisienne ne doit pas s’assimiler à une purge post-révolutionnaire, parce que mon client ne peut s’exprimer depuis sa cellule de prison, parce qu’il souffre d’un véritable lynchage médiatique, voici l’adaptation en français de la lettre qu’il m’avait adressée le 14 février dernier alors qu’il était en résidence surveillée. Sa parution dans ce blog est l’unique moyen d’exercer sa défense.
Lettre de Abdallah KALLEL Aujourd’hui, comme tous les Tunisiens, je respire cette brise de liberté qui me permet d'écrire. Je peux enfin rendre compte directement, dire ce que j’ai fait et aussi ce que j’ai été, en tant que haut serviteur de l’État depuis 1972. Exprimer la vérité.Et saluer ce moment de l’Histoire que chacun attendait depuis trop longtemps. Que me reproche-t-on? D’avoir été ministre de l’intérieur dans les années 90, période de montée fulgurante de l’islamisme en Algérie et en Tunisie. La presse écrite et internet donnent écho aux calomnies et aux accusations de torture de certains fondamentalistes. Officiellement, on me reproche d’avoir été trésorier du parti de Ben Ali, sans pour autant en avoir tiré le moindre enrichissement personnel, ce qui fait paradoxalement naître une présomption irrationnelle de culpabilité à mon encontre. Alors, sans trop savoir de quoi demain sera fait, en raison de mon âge avancé et de ma santé fragile, je crois avoir le devoir de m’exprimer publiquement pour raconter comment j’ai été amené à servir l’Etat Tunisien sous Bourguiba puis sous Ben Ali pendant 40 ans.
J’aime mon pays. Je suis un simple citoyen, fils d'agriculteur viscéralement attaché à la terre de Tunisie et à ses valeurs ancestrales. Je garderai toujours en moi les souvenirs d'une enfance partagée entre la culture des oliviers sous un soleil de plomb et la longue marche quotidienne de plusieurs kilomètres pour me rendre à l’école publique. J’ai alors acquis le sens de l’effort et la mesure du temps. Puis j’ai eu la fierté d'intégrer l’ENA, cette école exigeante inventée pour bâtir la Tunisie moderne et souveraine dont ma génération d'étudiants rêvait... J’ai appris mon métier dans les cabinets ministériels de feu Hédi Khfecha, feu Abdallah Farhat, et l’honorable Rchid Sfar. Auprès de ces grands hommes d’État et combattants Tunisiens je me suis imprégné des bases du patriotisme et de l’intégrité. J’ai ainsi commencé ma carrière de haut fonctionnaire sous Bourguiba, de 1972 à 1987. Et naturellement je l’ai poursuivie sous Ben Ali. C’est ce qu’on appelle en droit public le principe de la « continuité de l’Etat ». Beaucoup d'hommes intègres s’y sont pliés sans y perdre leur âme : Mohamed Charfi, Saadoun Zmerli, Daly Jazi et bien d’autres. Comme eux j’ai travaillé avec lui. Ni eux, ni moi n’étions inconscients. Il s’agissait pour chacun, et à sa place, de servir l’Etat. J’ai été à la tête des ministères de la Défense, de la Justice et de l’Intérieur, au service de l’Etat tunisien et non d’intérêts individuels. Qui d’ailleurs - officier, juge ou policier - pourra me reprocher de lui avoir donné un ordre illégal ?
Combien de fois, contre la volonté du Président ou des siens, ai-je résisté ? En 1999, Garde des sceaux, j’ai refusé d'intervenir dans un procès à la demande du gendre puissant de la famille Ben Ali. J’ai aussitôt été muté. En 2001, ministre de l’intérieur, je me suis opposé à l’octroi d’avantages et autorisations à des membres de la famille Trabelsi. J’ai immédiatement été limogé. À juste titre, certains me qualifiaient de « joker » car jen’appartenais à aucun clan. Plutôt que d’instrumentaliser l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers, j’ai décidé de quitter le gouvernement. Le 25 janvier 2001, j’ai refusé à trois reprises le portefeuille de la Santé que le premier ministre Ghannouchi me proposait sur ordre de Ben Ali. Demandez-lui ! Ce violent incident a provoqué les foudres du Président déchu. Je n’ai plus jamais été membre ni du gouvernement, ni de son cercle proche. Commencèrent alors les surveillances, les écoutes, les filatures de mes déplacements familiaux et les mesures d’intimidation de mes enfants.Si j’ai accepté de revenir en 2004 avec des fonctions consultatives loin du pouvoir exécutif, c’est avant tout pour assurer la sécurité de ma famille. J’ai successivement été président du Conseil économique puis de la Chambre des conseillers. Était-ce de la lâcheté ou une façon aussi de demeurer engagé dans les rouages de mon pays que j’étais fier de servir ? Oui, j’espérais que la prévarication à outrance qui était imposée par la famille de Ben Ali à mon cher pays, et qui m’avait écarté du pouvoir, cesserait bientôt...
La vérité est que j’étais privé de la plupart de mes prérogatives de ministre. En particulier au Ministère de l’intérieur où nous sommes une dizaine à nous être succédés.Ainsi, Ben Ali pilotait directement en court-circuitant les ministres, notamment concernant les méthodes d’interrogatoire et la torture. Torture. Le mot est jeté. Comme on veut l’utiliser pour me jeter en pâture face à l’Histoire. Mais qu’on me donne le droit de me défendre ! Que pouvait un ministre de l’intérieur face à Ben Ali, architecte de ce terrible système qui lui était inféodé ? L’ancien chef de la sécurité civile commandait ses services en prise directe, par le haut mais aussi par le bas, décidant en personne des nominations des fonctionnaires de la base. Tout était verrouillé de l’intérieur. Je n’ai jamais mis en place un appareil policier ou judiciaire fondé sur la torture, ni donné le moindre ordre ou suggestion de torturer. Ni ma croyance, ni ma conscience, ni mes convictions ne m’auraient conduit à un tel mépris des droits humains ! A l’inverse, c’est moi qui ai ordonné en 1991 une mission d’inspection sur les pratiques de la police avant de saisir le Parquet, ce qui a donné lieu aux condamnations pénales de plusieurs policiers. J’ai même instauré un cours de libertés publiques dans toutes les écoles de la police tunisienne… D’ailleurs la plainte déposée contre moi en Suisse lors de mon quadruple pontage coronarien a fait l’objet d’un classement sans suite.
Et au moment du bilan financier de toute ma vie politique, je mets au défi celui qui oserait dire, preuves à l’appui, que mes enfants ou moi-même nous serions « enrichis ». Combien de fois ai-je au contraire refusé un avantage sous Bourguiba et sous Ben Ali ? Je me souviens avoir exigé que l’on transforme une cagnotte alléchante qui m’était destinée en 1978, alors chef de cabinet au ministère de la défense, en un don d'une centaine de véhicules de service pour le ministère, ce qui fut fait. Beaucoup de généraux le savent… Au total, je suis l’un des rares hauts fonctionnaires de l’État à avoir dit NON à Ben Ali et à sa famille. La preuve est que je n’ai pas été ministre depuis plus de 10 ans et définitivement écarté du cercle décisionnel. Pendant quarante ans, j’ai invariablement combattu la corruption rampante, au prix de mes fonctions en 1980, en 1999 et en 2001. Comment puis-je aujourd’hui être considéré comme l’un des symboles du régime de Ben Ali? J’aime la Tunisie. La Révolution du peuple est magnifique et elle ne peut se bâtir sur une injustice. Mon espoir est qu’elle ne se fourvoie pas en une série de règlements de comptes. Puisse le Bon Dieu nous en préserver et nous apporter la Liberté.Abdallah Kallel