Dernière séance

Publié le 14 février 2008 par Stéphane Kahn
Le texte ci-dessous a été publié en janvier dans le n° 81 de Bref, le magazine du court métrage.
Alors que le Festival du court métrage de Clermont-Ferrand fêtait la semaine dernière ses 30 ans, la proposition était d'imaginer, pour un dossier ludique, la soixantième édition de la manifestation auvergnate. Clermont 2038, donc...

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Clermont-Ferrand, juin 2038

“C’est quoi, les films ?”, demanda doucement la punkette à la jeune caissière.
Tu te pris de plein fouet le regard désemparé que t’adressa cette dernière. C’était quoi son prénom, déjà ? Ta mémoire te jouait des tours. Tu te souvenais mieux des films que des gens, cela avait toujours été le cas. Face à la caisse, elle avait l’air curieuse, la petite rockeuse en kit. Mignonne aussi. Elle ressemblait à ta fille. Ça méritait un effort. Tu t’avanças vers cette lycéenne à blouson clouté et sac patché en songeant que le siècle passé n’en finissait pas de revenir. Si seulement les vêtements vintage avaient été vendus avec les disques que tu écoutais adolescent, tu te serais senti un peu moins seul dans ce hall de cinéma déserté.
Quand elle te vit claudiquer vers elle, tu lus dans ses yeux cernés de khôl comme un regret. Elle voulait sans doute avant tout trouver de la fraîcheur dans la salle climatisée, rien de plus. Savait-elle seulement que, lors de tes premières visites, le festival de courts métrages avait lieu au cœur de l’hiver ? Elle l’ignorait probablement. À moins que ses parents lui en aient parlé un jour. Mais pourquoi auraient-ils évoqué pareil sujet ? Le festival rythmant la vie de la ville une semaine durant – et ce qu’elle soit ensoleillée ou enneigée –, ce n’était qu’un lointain souvenir. Aussi éloigné dans le temps que ces travaux qui durèrent des années avant que fonctionne enfin le tramway que tu prenais chaque matin depuis bientôt trente ans.
Pourquoi toi-même t’escrimais-tu, à soixante-dix ans passés, à montrer ces films dont tout le monde se contrefoutait ? On disait d’ailleurs que 2039 aurait la peau du dernier cinéma de la ville, qu’ils allaient enfin réussir à le faire fermer. La tache anachronique défigurant la ville aculturée allait enfin disparaître. Clermont-Ferrand rejoindrait la plupart des grandes villes de France. Et le travail de sape entamé dans le pays à l’orée du siècle, sous l’égide d’un président inculte, trouverait là son achèvement.
Qui se souvenait aujourd’hui que le Festival de courts métrages avait été un repère mondial, la fierté d’une ville ? Qui se rappelait de cette société où le cinéma était encore, parfois, considéré comme un art ? Comment lui expliquer, à la fille mâchouillant son chewing-gum, que les films que tu avais programmés témoignaient d’une époque féconde où de jeunes cinéastes pouvaient se révéler dans des formes atypiques, loin des produits aseptisés qu’imposaient depuis plus de vingt ans les canaux de diffusion asservis au Réseau® ? Comment la convaincre, enfin, d’aller voir ces films réalisés à la fin du siècle dernier, quand la France s’enorgueillissait de ce qu’on appelait crânement l’exception culturelle, quand les pouvoirs publics œuvraient encore en faveur de la création artistique ?
Bientôt, les choses avaient changé. Tu les avais vues changer. On avait commencé par sacrifier les artistes au profit d’un patrimoine rance, de la culture des morts, du régionalisme et du folklore. On s’était ensuite attaqué à ceux qui diffusaient ces films. Voir un film était encore une expérience collective. On parlait encore de cinémas Art et essai, à l’époque. Parfois même les lieux où l’on montrait les films que toi ou tes amis réalisaient étaient subventionnés par l’État, par les régions ou par les municipalités. Difficile à imaginer aujourd’hui. Car on avait vite cessé d’aider les films sous prétexte qu’on ne pouvait plus les exposer correctement. Si on ne pouvait les montrer, ils ne servaient à rien. C’est ce qu’ils avaient dit. Logique implacable. Trop courts, trop longs, trop élitistes, trop ambitieux, ça n’allait jamais, et ces cinéastes dont tu avais choisi de présenter les films ce jour-là, tu les vis bientôt tomber comme des mouches. La plupart changèrent de travail. Quand ils avaient la chance d’en trouver un.
Pour autant, la culture ne devint pas un luxe, non, elle était partout. Enfin, la culture… La leur : celle des têtes de gondoles, des humoristes télé, des talk-show et des best-sellers bon marché. Numérisée, virtuelle, impalpable, elle quitta les espaces collectifs pour les écrans domestiques qui nous cernaient d’un bout à l’autre de nos mornes journées. Des films, il y en avait toujours ; la plupart des gens n’y virent que du feu. La mue fut imperceptible, préparée depuis si longtemps. Quand un conglomérat de fournisseurs d’accès Internet réussit, après ceux de Cannes, à convaincre les organisateurs du festival de troquer les salles de cinéma de la ville contre une diffusion mondialisée via le Réseau®, l’équipe, en place depuis longtemps, implosa et se déchira. Au final, tous partirent. Ou furent virés. On se mit alors à faire n’importe quoi, à accepter tous les films proposés, à mélanger publicités et fictions, parodies potaches et expérimentations pures et dures. On noya l’identité vacillante de la manifestation dans une course à la rentabilité que plus personne n’était là pour freiner. Et tu te souviens très bien que c’est, un peu plus tôt, le jour où l’on décerna un prix YouTube® du meilleur film fait à la maison, que tu pronostiquas que l’on interdirait bientôt aux œuvres sur support argentique de concourir. Trop compliqué. Trop coûteux. Trop dangereux. Ta prédiction se réalisa l’année suivante.
Quand il y a trois ans de cela, on t’avait proposé de programmer des vieux courts métrages dans une toute aussi vieille salle de cinéma, tu n’avais pas été dupe. Tu avais bien compris que c’était là un moyen de relancer une manifestation à bout de souffle avec un surcroît d’“authenticité”. La mode était au rétro. Un chanteur populaire connu pour ses frasques et pour ses accointances avec le Régime® avait même rencontré un succès inouï en remettant au goût du jour des chansons enregistrées dans la France d’avant par quelques chanteurs gauchisants.
Programmer des films de l’époque – qui plus est dans ces conditions de projection anachroniques –, c’était une sorte de diversion publicitaire qui visait surtout à calmer la brouille entre la ville et la multinationale présidant désormais aux destinées du festival. Tu allais cautionner ces dérives, encourir les reproches de ceux qui avaient, il y a bien longtemps, claqué la porte. Des amis souvent. Tu aurais voulu refuser, mais tes finances ne te le permettaient pas. À vrai dire, cette proposition avait même été une véritable aubaine. Depuis que les régions s’étaient désengagées de la production cinématographique en 2012, tu avais peu à peu perdu tout espoir de refaire un film un jour. Tu avais continué à écrire. Pour toi. Tu avais filmé avec tes propres moyens, avec quelques illuminés de tes amis, puis la lassitude s’en était mêlée. Il y a bien longtemps de cela. Comme ce prix reçu en 2008 des mains d’une actrice dont le nom t’échappait paraissait irréel maintenant ! Pourtant, c’est grâce à cette récompense que tu l’avais rencontrée, lors d’une soirée de clôture mémorable, et que, de fil en aiguille, tu t’étais finalement installé ici, au pays des volcans.
Ils te laisseraient programmer ce que tu voulais. Enfin, c’est ce qu’ils t’avaient dit. Qu’est-ce que ça pouvait bien leur faire finalement puisque personne ne venait voir ces films ?
Comment lui expliquer tout ça à la petite punkette ? Tu te demandes par où commencer, tu arrives devant elle, quand, soudain, elle se détourne pour s’adresser à nouveau à la caissière sans nom.
“Bon, je prends une place. Je verrai bien.”
Aller au cinéma, dernier geste punk ?
La porte de la salle se referme sur elle avant que tu aies pu réagir. Peu importe. Tu seras à la sortie. Elle ne le sait pas encore, mais tu seras à la sortie. Et tu lui expliqueras.