C’était une bonne raison de visiter « la Sainte Montagne », lieu magique, unique au monde, d’une beauté stupéfiante, un coin de la Byzance éternelle et orthodoxe miraculeusement préservé depuis mille ans dans une nature paradisiaque.
Aller au Mont Athos reste délicat. C’est une presque île de 57 km de long et de 7 à 10 km de large, comme un doigt dans la mer Egée qui bénéficie d’un statut juridique particulier, confirmé par l’Union européenne lors de l’adhésion de la Grèce. C’est une république monastique dépendant du patriarche de Constantinople, qui a la liberté de fixer plusieurs règles dont « l’Abaton », édicté en 1045 et qui stipule « qu’aucune créature femelle n’y est admise » (ce qui vaut aussi pour les animaux à l’exception, dit-on, des poules dont les œufs sont nécessaires pour faire les peintures des icônes).
Il faut faire une demande écrite et obtenir un visa spécial pour visiter les monastères (chaque année quelque 100000 pèlerins orthodoxes s’y rendent et quelques « touristes ». Il n’y a pas de quotas pour les non-orthodoxes, mais lors de notre visite, nous n’avons rencontré qu’un aquarelliste américain, tous les autres visiteurs -peu nombreux au demeurant- étant des pélèrins macédoniens, roumains, grecs et russes).
Karyes, la « capitale » du Mont, est une petite ville de magasins d’icônes et abrite le siège administratif de la « Sainte Epistasie », l’organe exécutif qui comprend quatre « higoumènes » (chefs) de quatre des vingt monastères. Manifestement, on n’aime pas trop parler budgets. Le Père Pablos, le « Premier ministre », se contente de nous dire que la richesse présumée de l’Eglise orthodoxe (venue de legs et dons depuis des siècles) est « très largement exagérée. L’exemption fiscale dont nous bénéficions est une décision historique, millénaire, qu’il ne convient pas de changer. D’autant, que nous prenons en charge, sur nos budgets, l’entretien des lieux et leurs infrastructures, toutes tâches qui devraient être du ressort de l’Et at grec« . Un moine nous explique : « si on commence à supprimer l’exception fiscale, demain, on autorisera les femmes et puis, tout s’effilochera et on deviendra une attraction touristique comme les Météores. Nous avons calculé que l’impôt sur les propriétés du Mont Athos rapporterait à l’Etat 7 à 8 millions d’euros par an, alors que les travaux que nous effectuons, à la place de l’Etat, pour le maintien du site, nous coûtent 25 millions d’euros par an.«
Voyager sur la « Sainte Montagne » est une expérience unique que jadis on faisait à pied. Aujourd’hui, il y a des vedettes rapides qui longent les côtes et passent d’un monastère à l’autre, ou des petits bus-taxis qui empruntent des routes de terre créées ces trente dernières années. Dans les années 50, le Mont Athos était tombé dans une grande décrépitude, comme un témoigne le récit de Jacques Laccarière dans « L’été grec ». Les monastères, en réalité vingt véritables villages fortifiés, entourés de remparts et d’une tour de garde (pour se protéger jadis des razzias des pirates siciliens et calabrais), tombaient en ruine. Le nombre de moines (le Mont Athos compta jusqu’à 10000 moines et ermites), était tombé si bas qu’on prévoyait la fin du monachisme de ces hommes à longues barbes, robes noires et chignons noués dans le cou.
Aujourd’hui, tout a changé. Le Mont a connu en 25 ans, une formidable renaissance, grâce d’abord aux fonds européens qui ont payé 75 %, nous dit-on, des énormes travaux de rénovation et d’embellissement des monastères, le tout fait avec un grand respect du patrimoine. Que ce soit à Simonopetra, nid d’aigle perché audacieusement sur un piton rocheux et qui compte dix étages, ou Grigoriou et Dionysiou, places fortes impressionnantes aux allures de châteaux moyen-âgeux placés en bord de mer, ou Stravronikita, la Grande Lavra ou Iviron, monastères fortifiés aussi mais installés, eux, sur des pentes douces et luxuriantes. Partout, tout semble neuf, propre (mais sans luxe), avec de l’équipement moderne (panneaux solaires, bateaux rapides de pêche, Internet, etc.). Mais – c’est le miracle – la beauté millénaire des monastères est totalement préservée.
Ces travaux semblent actuellement figés, arrêtés depuis un an avec l’arrêt des aides européennes. Les monastères doivent contracter des emprunts pour les poursuivre.
Le pèlerin (ou le visiteur) est accueilli gracieusement dans le « guest house » de chaque monastère, logé et nourri pour une nuit. Au visiteur, il est d’usage d’offrir d’abord des loukoums et un verre d’ouzo. Les journées y sont immuables depuis mille ans, jusqu’à la mort du moine, dont les os sont rassemblés dans l’ossuaire, chaque crâne étant marqué du nom du moine. Les offices principaux débutent dans le noir, à 3h et durent jusqu’à 7h. A la lueur des bougies, avec les fresques et les icônes splendides, les ors, les marbres, l’ iconostase et les chants polyphoniques, le spectacle est envoûtant. Les repas sont pris en silence, avec les moines, dans des réfectoires ornés eux aussi, de fresques admirables. A la Grande Lavra, le premier et le plus grand des monastères, on mange sur des tables de marbre creusées de trous en guise d’assiettes. Jamais de viande, mais des produits du lieu : olives, pain (parfois sec), poissons, légumes. La qualité dépend du cuisinier. Des études ont montré que les moines de l’Athos vivent plus vieux et souffrent moins de cancer et d’Alzheimer que les autres. A Simonopetra, un moine arrivé en 1924, chassé par les Turcs, vient de mourir à l’âge de 107 ans !
Le soir, les vêpres sont à 17h, suivies du dîner pris en dix minutes. Ensuite, les pèlerins peuvent baiser les reliques sorties du fond de l’église, derrière l’iconostase : la main gauche de Marie Madeleine, le pied de Sainte Anne, le crâne de Saint-Georges, le métatarse d’un autre, un bout de la vraie Croix. Les lourdes portes cerclées de fer se referment vers 20h30. Celui qui est resté hors du monastère doit passer la nuit à la belle étoile. On dit que chaque monastère empêche ainsi les mauvais esprits qui se cachent le jour, de rentrer la nuit venue, dans l’enceinte sacrée.
Dans chaque monastère, il y a des chefs-d’œuvre jalousement gardés. Si on a la chance de pouvoir visiter le trésor et la bibliothèque, on en sort ébloui. Il y a deux ans, une exposition au Petit Palais, à Paris, avait montré pour la première fois, quelques très beaux objets des monastères : ce ne sont qu’icônes, manuscrits, orfèvrerie précieuse, habits d’évêques et d’empereurs, tissus de fils d’or. Un quart des 60000 manuscrits grecs anciens sont au Mont Athos. Une épître de Saint-Paul du IVe siècle, des Bibles du IXe siècle, des livres de musique byzantine, jusqu’à une Bible de 40 kg, couverte d’or massif, offerte par un Tsar. Les crédits européens ont permis de créer parfois de vrais musées modernes avec vitrines et lumières led, comme celui d’Iveron (superbe !) et celui de Xénophontos. A chaque visite, un moine érudit fait le guide.
A la Grande Lavra, le plus ancien des monastères, créé par saint Athanase en 963, le plus grand aussi et sans doute le plus beau, les portes du « Trésor » et de la bibliothèque précieuse sont équipées de portes fermées par trois clés monumentales, gardées par trois moines différents. Il faut les trois clés pour ouvrir les portes, une manière de se protéger contre un éventuel moine indélicat.
Les fresques du katolikon (l’église) de la Grande Lavra et de son réfectoire sont dues à Théophane le Crétois, le rénovateur de la peinture byzantine qui travailla au Mont Athos vers 1535.
Ces châteaux fortifiés plantés sur des pics, ces villages à l’intérieur des murailles, se découvrent au détour d’un chemin, au milieu de la forêt ou des vignes, ou le long des criques devant la mer si bleue. Au Mont Athos, il n’y a ni journaux, ni radio, ni télé, ni nuisances sonores, rien que le bruit que fait le moine en frappant la simandre, la planche de bois qui appelle aux repas, un souvenir de Noé qui frappait le bois pour appeler les animaux vers l’arche.
Ces dernières années, on a aussi assisté à un renouveau des vocations. Il y a aujourd’hui 2000 moines, dont un millier vit dans les monastères et les autres sont ermites ou vivent en toutes petites communautés (les skytes). Nous avons rencontré beaucoup de Grecs, mais aussi un Congolais envoyé par une mission orthodoxe du Kasaï, un Chinois, qui fut économiste en Suisse avant de choisir la barbe, la robe noire et la vie monastique, un Américain de Pittsburgh, un cadre qui abandonné à 52 ans sa femme et sa Maserati « pour vivre libre », un Finlandais qui travailla chez Nokia. Macaire, moine français nous explique qu’il était un soixante huitard en recherche de spiritualité et qu’il l’a trouvée dans l’orthodoxie. Un autre a choisi cette voie pour « avoir une vie réglée dans tous ses détails, loin du stress de la vie courante ». Si tous parlent de la rencontre avec Dieu, le mystère demeure. Des moines paraissent frustrés, voire autistes, alors que d’autres semblent épanouis et heureux. La diversité de la vie !
Un millier de moines vivent hors des monastères et subviennent eux-mêmes à leurs besoins. Accrochés à la montagne ou, comme le Père Epiphanès, épanoui, plein de chaleur humaine, au milieu de ses vignes, au bord d’une côte paradisiaque. Il a la tête de Michael Lonsdale dans « Des hommes et des dieux ». La Grande Lavra lui a confié la tâche de faire fructifier les vignes. Il a si bien réussi qu’il vend 80000 bouteilles d’un excellent vin à travers le monde, Il voyage partout, rédige un best-seller sur la cuisine du Mont Athos et respire le bonheur. Et il ne paie pas de taxe.