L’article qui suit est signé Boris Pasternak. L’auteur du Docteur Jivago, s’appuie sur son expérience de traducteur de Shakespeare pour contredire ceux qui ne voient dans l’enfant de Stratford upon Avon que le prête-nom d’un aristocrate de la cour d’Elizabeth. Ses arguments m’ont paru assez convaincants. Meilleurs, en tout cas, que ceux dont nous abreuvent la variété littéraire des adeptes de la théorie du complot qui croient deviner Bacon derrière le grand Will et Corneille (ou dans les cas graves, Louis XIV) sous Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière
Chambolle
Shakespeare est cohérent et partout fidèle à lui-même. Il forme un tout grâce aux particularités de son lexique. Il transporte certains personnages, sous des noms différents, d’une œuvre à l'autre, et il se répète lui-même de quantité de manières. Parmi ces paraphrases, les plus frappantes sont les répétitions à l'intérieur d'une même œuvre.
Hamlet dit à Horatio qu'il est un homme et non une girouette, qu'il n'est pas un pipeau sur lequel on peut jouer. Quelques pages plus loin, Hamlet propose à Guildenstern de jouer de la flûte, sur le même mode allégorique. Le premier comédien, dans sa tirade sur la cruauté de la fortune qui a laissé se perpétrer le meurtre de Priam, en appelle aux dieux, pour qu'en punition ils lui confisquent sa roue, symbole de sa puissance, qu'ils la brisent et en jettent les morceaux du haut des cieux dans le Tartare. Quelques pages plus loin, Rosencrantz, conversant avec le roi, compare le pouvoir d'un monarque à la roue d'une pompe à eau installée sur une éminence, et qui ravagera tout sur son passage si elle vient à tomber, ses fondations ayant été ébranlées. Juliette saisit le poignard attaché au côté de Roméo mort et elle s'en transperce en disant : « Viens ici, poignard, voici ta place. Repose dans ma poitrine, couvre-toi de rouille, laisse-moi mourir. » Quelques vers plus loin, le vieux Capulet dit la même chose de ce poignard qui s'est trompé de place et qui, au lieu de reposer dans son fourreau à la ceinture de Roméo, est planté dans la poitrine de sa fille. Et ainsi de suite, indéfiniment, presque à chaque instant. Qu'est-ce que cela signifie ?
Traduire Shakespeare est un travail qui exige effort et temps. Quand on l'entreprend, on s'engage à travailler chaque jour en fractionnant la tâche en morceaux suffisamment longs pour qu'elle ne se prolonge pas trop. Cette progression journalière à travers le texte fait passer le traducteur par les points où passa jadis l'auteur. Jour après jour, il refait le chemin autrefois parcouru par son illustre modèle. On s'approche ainsi effectivement, et non théoriquement, de certains secrets de l'auteur, on est initié concrètement.
Quand le traducteur bute sur les répétitions dont il vient d'être question, il se convainc d'expérience que ces répétitions se succèdent sans qu'il y ait entre elles un lien obligatoire ; stupéfait, il ne peut s'empêcher de se demander : qui a pu, et dans quelles conditions, faire preuve de pareilles capacités d'oubli en l'espace de quelques jours ?
Alors, avec une évidence à laquelle n'atteignent ni le critique ni le biographe, le traducteur a la révélation précise et concrète de l'existence historique d'un personnage qui s'appelait Shakespeare et qui était un génie. Ce personnage écrivit en vingt ans trente-six pièces en cinq actes, plus deux poèmes narratifs et un recueil de sonnets. Contraint d'écrire en moyenne deux pièces par an, il n'a pas eu le temps de; se relire et, dans sa hâte, il s'est répété, oubliant à tout coup le travail de la veille.
Alors on est saisi davantage encore de l'absurdité de la théorie « baconienne ». On s'étonne derechef qu'il ait fallu substituer à la simplicité, à la vraisemblance de la biographie de Shakespeare un brouillamini de secrets fabriqués, de trucages et de révélations tout aussi factices.
Est-il pensable, se demande-t-on malgré soi, que Rutlan, Bacon et Southampton aient été si maladroits à se déguiser que, cherchant à échapper à Elisabeth et à son époque en usant de codes secrets ou de fausses identités, ils se soient si imprudemment découverts à la postérité tout entière ? Quelle arrière-pensée, quelle ruse attribuer à la spontanéité suprême de cet homme qui a incontestablement existé, qui n'avait pas honte de ses erreurs de plume, qui bâillait de lassitude à la face des siècles et qui se connaissait moins bien lui-même que ne le connaissent maintenant les élèves du secondaire ? C'est dans ses faiblesses si visibles que se manifeste la force de Shakespeare.
Un autre motif d'étonnement surgit en chemin. Pourquoi la médiocrité est-elle si passionnément soucieuse des lois du sublime ? Elle a sa propre représentation de l'artiste, paresseuse, édulcorée, fausse. Elle part du principe que Shakespeare doit être un génie selon ses critères à elle, elle mesure à son aune, et Shakespeare n'y correspond pas. Sa vie est trop obscure, trop ordinaire pour ce titre de génie. Il n'avait pas de bibliothèque personnelle, et sa signature sur son testament est trop biscornue. On trouve suspect qu'un seul et même homme ait pu connaître la terre, les plantes, les animaux, les heures du jour et de la nuit comme un homme du peuple, et qu'en même temps, il ait pu se sentir à l'aise dans les questions d'histoire, de droit et de diplomatie, et connaître si bien la cour et ses moeurs. On n'en finit pas de s'étonner, et l’on oublie qu'un grand artiste comme Shakespeare porte forcément en lui l'humain en son entier.