Kurt Weill en 1932
On voit souvent dans l'opéra de Brecht (pour l'écriture du livret) et de Kurt Weill, une satire anticapitaliste. Il y a évidemment une dénonciation de l'argent-roi surtout à la fin de l'oeuvre, où le héros, un bûcheron nommé Jim Mahoney, est condamné à mort car il ne peut pas rembourser l'argent engagé dans un pari. Même sa maîtresse Jenny et surtout son meilleur ami, préfèrent le voir disparaître, plutôt que de lui prêter cette somme d'argent... Jim a beau lui demander de se souvenir des "sept hivers passés en Alaska", son ami demeure inflexible. La leçon paraît claire: l'argent corrompt les âmes, détruit les relations sociales, l'amour et l'amitié. En outre, précédant le cas de Jim au prétoire, on nous montre un homme accusé de meurtre et qui parvient malgré tout à s'en sortir, en indiquant à la Cour son désir évidemment altruiste de contribuer à renforcer les moyens financiers de la justice... Est-ce à dire qu'il s'agit pour nos auteurs, de fustiger le capitalisme en tant qu'il érige le désir d'argent comme valeur absolue, ou bien de montrer les effets pernicieux de la corruption dont ce système économique n'aurait d'ailleurs pas le monopole ?
- Brecht en 1948
On peut en effet s'interroger, car la critique du communisme me paraît ici nettement plus forte. On voit par exemple dès le début, trois personnages en fuite (Leokadja Begbick, Trinity Moses et Fatty le libraire) qui décident de s'arrêter (quelque part en Amérique) pour fonder une nouvelle ville. D'aucuns y voient une sorte de préfiguration de Los Angeles, mais il est indéniable qu'il s'agit pour nos trois personnages recherchés par la police, de réaliser un projet utopique puisqu'on décide notamment que personne ne sera désormais obligé de travailler. Or dans le premier quart du XXe siècle, le communisme est la seule utopie à trouver un début de réalisation car ni le capitalisme ni le nazisme ne peuvent apparaître comme des projets à proprement parler utopiques. Relisons à cet égard Jean-François Revel qui revenait sur cette importante distinction dans une chronique littéraire publiée en 1995: "ce qui distingue le communisme du nazisme, ce n'est pas le système de pouvoir. Il est identique dans les deux cas. c'est que le premier est une utopie et non le second. Lorsque Hitler supprime la démocratie et crée des camps d'extermination, il réalise ses idées et tient ses promesses. Lorsque c'est Lénine qui le fait, il réalise le contraire de ses idées et trahit ses promesses. Mais il ne nie, au nom de l'avenir, qu'il prétend radieux". Ce projet utopique donc, incarné dans cette citée idéale appelée Mahagonny, attire très vite de nombreux candidats à l'aventure. Jenny une prostituée accompagnée de six autres filles, sont les premiers arrivants. On les entend au milieu du désert, chanter à l'unisson "Alabama song"; cet air que les chanteurs de Rock aiment tant interpréter depuis les Doors jusqu'à David Bowie en passant par Nina Hagen, etc.
Alabama song, extrait de l\'opéra de Kurt Weill
Alabama song par Lotte Lenya, l\'épouse de Kurt Weill (document d\'Archive)
Alabama song par les Doors
La même chanson par David Bowie
Pour autant, en dehors de ce double procès du capitalisme triomphant et de son ennemi idéologique, l'utopie communiste, un autre aspect a attiré mon attention: il concerne les effets de la catastrophe évitée sur la cité. De quoi s'agit-il ? A la fin de l'Acte I, un haut parleur annonce un ouragan qui se dirige droit sur Mahagonny. Les bulletins de radios successifs indiquent l'imminence du danger; le suspense est à son comble, quand tout à coup, le miracle se produit: le typhon a dépassé la cité en l'épargnant. Quelle leçon en tirent les hommes ? Plutôt que d'essayer de se prémunir contre ce type de risque pour l'avenir, les citoyens en liesse, décident de profiter pleinement de ce que la chance leur a accordé. Un seul mot d'ordre: tout est permis ! On rencontre alors le vice à tous les étages et tous les coins de rue: la gloutonnerie (un homme meurt alors qu'il s'apprêtait à engloutir son quatrième veau), le sexe et la violence des combats de boxe. Sans Fukushima aurait-on eu cette prise de conscience sur le risque nucléaire ? Probablement pas... Il faut donc conclure que les catastrophes évitées sont une chance pour les hommes qui auraient péri, mais probablement pas pour l'homme...