Il y a deux façons de considérer une déclaration de candidature. On peut la voir comme une sorte de passage obligé, une formalité à accomplir pour concrétiser et officialiser une entrée en campagne qui est de fait rarement une surprise. On peut également la concevoir comme un moment structurant, qui introduit les orientations et les arbitrages propres à un individu particulier. Qu’en est-il de celle de Martine Aubry ce mardi ?
Son discours (à lire et visionner ici), court et de facture sobre, commence par ce qui est désormais un moment inévitable des prises de parole socialistes, à savoir le portrait apocalyptique de la Sarkofrance. Énoncé des « grands désordres », condamnation des « lois du marché » comme seul horizon et des « recettes libérales » qui fragilisent les Français, dénonciation d’un gouvernement « injuste » qui les « oppose » entre eux. La suite du discours se compose grosso modo de deux moments ; d’abord, une énumération des « valeurs » qui guident Martine Aubry et qu’elle mettra en application : « vision claire », « action cohérente », « langage de vérité », « morale », « sens de la justice », « laïcité », innovation, compétitivité et écologie … Ensuite, une énumération de droits qui doivent être garantis aux Français : « travail », emploi valorisant, « soins », « sécurité », mixité … Le texte se termine enfin sur la nécessaire restauration de la place de la France dans le monde et en Europe.
A l’audition, et plus encore à la relecture, on éprouve deux sentiments complémentaires : d’une part, celui de légèrement flotter au-dessus de la réalité, d’autre part, celui de ne pouvoir être en désaccord avec rien, sans pouvoir parler pour autant d’une adhésion enthousiaste et immédiate à ce qui est lu ou entendu. Je pense que ces deux impressions trouvent leur source dans la structure du discours évoquée ci-dessus : en se cantonnant aux deux registres des valeurs (ou principes d’action) et des droits à garantir aux citoyens, on évite en réalité de se pencher sur la réalisation des uns et des autres, et donc d’ouvrir des débats épineux sur les moyens, les priorités et les choix à mettre en œuvre. Peut-être peut-on dériver des propos de la nouvelle candidate ces éléments, mais ils ne sont pas directement évoqués par elle. Elle renvoie d’ailleurs explicitement au « grand projet de changement » du PS qui, suppose-t-on, constitue le versant programmatique de l’intervention du jour.
On ne peut pas, bien entendu, aborder une telle prestation sans se poser la question des autres candidats, et de leur apparition, ou non, dans celle-ci. A bien y regarder, on trouve d’abord quelques clins d’œil manifestes au corpus ségoléniste. Les évocations des « désordres » qui renvoient à l’ordre juste. Le « pour que ça change vraiment » qui évoque assez nettement le « pour que ça change fort » de 2007. Et que dire de la référence appuyée à la « fraternité » qui permet « une société apaisée » ? On peut par ailleurs lire dans les hommages aux jeunes (à qui il « faut faire confiance »), à la compétitivité et dans le rappel de la nécessité de faire des « efforts », mais « justement répartis » (la fiscalité ?) une note plus hollandiste. Rien de trop saillant dans un cas comme dans l’autre, juste de quoi rendre le texte audible, et compatible, pour un socialiste soutenant plus spontanément l’un des deux autres candidats.
Postulons que c’est là la fonction réelle de ce texte : mettre en avant des points très généraux, suffisamment peu développés pour ne fâcher personne, et « collant » suffisamment aux candidats concurrents pour créer un effet bonnet blanc et blanc bonnet. A quelle fin ? C’est cette fois la forme de la déclaration de candidature qui donne quelques clés.
C’est ici qu’il faut revisionner la vidéo. Martine Aubry, différence notoire tant avec Ségolène Royal qu’avec François Hollande, apparaît seule, face au public (invisible) et à la caméra. Elle parle devant un drapeau français et un drapeau européen – nul signe distinctif du Parti socialiste, qui n’est que brièvement évoqué pour rappeler le « travail » effectué à sa tête. Plus étonnant encore, le terme « primaires » n’apparaît nulle part, la première secrétaire déclarant directement sa candidature « à l’élection présidentielle ». Toute cette mise en scène crie le même mot : présidentialisation. Martine Aubry pose déjà en présidente, ou en candidate investie par le parti socialiste pour concourir dans la manche finale face à l’UMP. Une « présidente qui préside » et ne gouverne pas, donc aussi qui ne s’occupe que des grandes orientations : CQFD. La désignation préalable au sein du PS, et par conséquent les candidatures concurrentes, sont purement effacées. Après tout, qu’ont-ils, les uns et les autres, à opposer à ces valeurs et à ces droits qui vont jusqu’à reprendre leurs propres mots ? Que peuvent-ils avoir contre le « grand projet du changement que nous avons préparé tous ensemble » ? « Ensemble », « rassemblement », autres termes clés de ce texte, qui renvoie sur les autres candidatures le poids et le risque de la division et du narcissisme de la petite différence. L’intervention lilloise martèle, elle, l’évidence de la légitimité, évidence également soulignée par la mise en scène préalable de ralliements et d’appels émanant de tous les bords du parti.
La conclusion s’impose d’elle-même : l’ex-candidat favori de l’opinion (DSK) peut bien être hors-jeu, la primaire de confirmation lui a survécu, s’appuyant non plus sur une légitimité sondagière et de compétence, mais sur une légitimité institutionnelle et d’appareil. Si nous partageons tous les mêmes valeurs, pourquoi ne pas investir la première d’entre nous ? Elle qui s’est si bien émancipée de son rôle de première secrétaire, qu’elle en oublie même d’inviter les Français à participer en nombre aux primaires, mais affirme déjà vouloir les « rassembler » jusqu’aux écologistes et aux « humanistes » – cet euphémisme pour parler des centristes ?
Alors que la droite aime à persifler qu’elle est une femme du passé, Martine Aubry nous a le temps d’un discours projeté dans un futur si loin, si proche – celui du lendemain des primaires. Confusion un peu hâtive entre désir et réalité, ou amorce d’une mécanique implacable ? Réponse dans les prochaines semaines.
Romain Pigenel