Jean-Jacques Rosa est professeur d'économie à Sciences-Po. C'est un libéral sérieux, au sens où son enseignement repose sur la lecture et la libre discussion de textes de référence.
Indubitablement c'est un esprit fort car il fait partie des rares économistes à s'être élevés publiquement contre l'euro dès le début. Il publiait ainsi "L'erreur européenne" dès 1998.
Sur son blog, malheureusement en anglais (ce qui, à mon avis, le prive de tout dialogue avec ses lecteurs), il commente favorablement des auteurs plutôt de gauche comme Rodrik ou Krugman ou déniche un article de la Réserve fédérale de San Francisco montrant que la politique de la BCE sert les états du nord de la zone euro.
Son court ouvrage est original pour plusieurs raisons.
En bon libéral soucieux des questions d'intérêt, il se pose la question de savoir qui gagne réellement à l'euro - question que l'on pourrait tout aussi bien trouver furieusement marxiste.
Pour lui, l'euro est un projet porté par les groupes européens désireux de coordonner des politiques de cartel (les banques au premier chef, mais toutes les industries également), mais aussi par les grands emprunteurs (banques, états et entreprises) susceptibles d'économiser quelques points de pourcentage sur leurs emprunts libellés en une monnaie forte (A terme cependant, la perte globale de croissance entraînée par l'euro fera plus que compenser ces gains initiaux y compris pour les groupes considérés.)
Il s'est donc constitué, pour Rosa, une classe qui a un intérêt direct à l'Union européenne et à son renforcement, y compris un intérêt personnel et financier direct ("les plus grandes firmes payant généralement des salaires plus élevés que les plus petites, le prestige et les rémunérations des fonctionnaires et dirigeants politiques sont liés à la grande dimension de l'ensemble qu'ils régissent".)
Il rappelle également que dans un monde où les frontières s'affaissent, l'avantage est aux nations capables de s'adapter rapidement, pas à des structures hiérarchiques centralisées de type bruxellois.
Autre point : les bulles grecques, irlandaise et espagnole viennent aussi du fait que le taux d'intérêt de la BCE était trop élevé par rapport à la situation de boom économique que connaissaient ces pays. Des taux d'intérêt gérés par des banques centrales nationales, décentralisés, auraient été plus élevés dans des périodes de prosperité, limitant les bulles.
Il revient enfin en détail sur la notion de zone monétaire optimale et montre pourquoi la zone euro ne constitue pas une ZMO, en l'absence notamment d'un budget fédéral européen.
Libéral cohérent, il sait chercher ailleurs que dans des raisons économiques les raisons qui empêchent la constitution d'un budget fédéral européen : l'absence d'un corps politique européen ("pour que de tels transferts soient consentis entre pays indépendants il faut une autorité politique légitime capable de faire accepter des impôts correspondants aux contribuables de certains pays pour venir en aide, de façon parfois massive, à des citoyens d'autres pays. Cela n'existe pas en Europe où l'impôt proprement européen est minime et sert principalement aux subventions agricoles de la PAC. Les réticences des pays d'Europe du Nord à payer pour aider la Grèce montrent d'ailleurs toutes les difficultés de ce genre en l'absence d'une unification politique, mais mettent également en doute la possibilité d'une telle unification qui suppose l'existence préalable d'une solidarité suffisante". En d'autres termes, les concepteurs de l'euro ont mis la charrue avant les boeufs.)
Sur la sortie de l'euro, qu'il préconise, il ne nie pas que cela peut avoir un coût en termes de renchérissement de la dette. Mais rien à voir avec le cataclysme annoncé. Pour lui, la dette serait accrue de 11% du PIB, ce qui est important mais doit être mis en regard avec les hausses de rentrées fiscales que permettront le retour à la croissance, via notamment la dévaluation du franc - par ailleurs j'ai, à titre personnel, un doute sur ce coût de 11%, j'y reviendrai plus tard.
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J'aime surtout que ce court ouvrage écrit par un libéral se termine par des considérations politiques portant sur la notion de démocratie.
En termes de satisfaction des électeurs, Rosa note par exemple que l'adoption de politiques centralisées par Bruxelles provoque mécaniquement plus de mécontentement dans l'Union (et de désintérêt) que la décision décentralisée dans chaque communauté politique nationale - je gage qu'un ministre européen des affaires étrangères nous aurait ainsi engagés en Irak, toute l'Union, alors que dans un cadre décentralisé, chaque nation européenne a fait ses choix propres.
Très platement, il note que l'électeur français choisit 100% de la représentation nationale, contre 13% du Parlement européen. J'ajoute que l'électeur français y gagnerait algébriquement si le pouvoir du Parlement européen était sept fois supérieur à celui du Parlement français. J'en doute.
Même chose, l'électeur français nomme 100% du gouvernement français mais 4% des commissaires européens...
Ces chiffres ne mesurent rien de tangible mais illustrent bien le fait que "le passage à une politique continentale ne peut qu'affaiblir la satisfaction démocratique des électorats nationaux si ces derniers ont des préférences spécifiques et ne forment pas, en termes de préférences, un "peuple unique" avec ceux des autres pays membres".
En sens inverse de cette dilution du pouvoir des électeurs associée à une plus forte insatisfaction, le pouvoir des lobbies est évidemment renforcé : il est bien plus rentable pour des lobbies industriels d'obtenir des décisions favorables dans un marché centralisé de 450 millions de consommateurs que dans plusieurs marché de quelques millions, voire milliers d'habitants.
Le plus grave de toute cette aventure européenne, au delà de ces considérations qui pourraient paraître mesquines, est que la construction européenne nous demande de nous habituer chaque jour à moins de démocratie. C'est au fond ce qui choque le plus le citoyen Rosa, plus encore, j'en ai l'impression, que l'économiste. Et c'est ce qui me conduit à trouver ce livre très attachant.
Selon Rosa, il y a tout à gagner à l'éclatement de l'euro, y compris donc une certaine restauration de la démocratie : "En renversant le mouvement, dans le domaine monétaire, par la sécession, on restaure ainsi les conditions d'une discussion ouverte de ces politiques. Une telle mutation revitalisera la vie politique en redonnant aux débats un contenu significatif, en brisant la collusion gauche-droite, public-privé, réduisant aujourd'hui les querelles nationales à des affrontements de personnes sans aucun intérêt pour le citoyen ordinaire et son avenir. [...] Le laboratoire de l'expérience ayant confirmé les conclusions de la théorie, le doute n'est plus permis. L'euro a constitué une parenthèse réactionnaire et antidémocratique très paradoxale dans une ère de décentralisation organisationnelle et de compétition accrue. Il faut maintenant impérativement en sortir pour revenir à l'indépendance monétaire et recréer le franc".
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Il y a encore pas mal de détails intéressants que je ne commente pas plus. L'ouvrage vaut d'être lu.
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Pour finir sur une touche personnelle. Comme étudiant, j'ai eu pour enseignants Jean-Paul Fitoussi et Jean-Jacques Rosa, un économiste de gauche et un libéral "de droite". Force est de constater aujourd'hui que le plus vigoureux défenseur de la liberté et des valeurs de progrès n'est pas celui que j'aurais cru.