Votre dernier livre, « Le bonheur d’être soi-même » est accessible et stimulant. Qu’est-ce qui vous a donné envie de l’écrire et comment l’avez-vous écrit?
J’ai mis un an à écrire « Le bonheur d’être soi-même ». Écrire fait partie de ce que Swâmi Prajnânpad appelait « l’expression de l’être ». À l’époque où j’avais arrêté de peindre, il m’avait dit : « You can write » (« vous pouvez écrire »).
Pourriez-vous définir ce soi-même qui fait le titre de votre livre ?
D. D. : Être soi-même, c’est rejoindre une zone intérieure de tranquillité et d’énergie, mais c’est aussi donner libre cours à l’expression de son être et de ses désirs les plus profonds quels qu’ils soient. Ce qui ne veut pas dire se laisser aller à la paresse, ni faire n’importe quoi, en répondant à ses désirs les plus excessifs, sous prétexte de spontanéité. Conservons toujours un garde-fou : ne nuire ni à autrui, ni à soi-même. Nous retrouvons alors une liberté, une aisance, une spontanéité qui constituent notre être véritable. Pour y parvenir, nous avons à nous délivrer de « soixante-dix mille voiles » disait le grand soufi Ghazâlî (XIème siècle) !
Suffit-il pour s’en délivrer de lâcher prise comme vous le montrez par plusieurs exemples tirés de votre vie où, à chaque fois que vous lâchez prise, le destin vous vient en aide ?
D. D. : Le lâcher prise est une attitude intérieure, qui ne nous empêche pas de nous opposer si nous ne trouvons pas juste ce qui nous est demandé. Il ne s’agit pas de se laisser manipuler. Lâcher prise, c’est changer de niveau, s’intérioriser. Mais on ne peut le faire tant que l’ego décide constamment et veut toujours être le plus fort. « Moi j’ai raison et l’autre a tort » dit l’ego. On rejette la responsabilité sur ses parents, la société, le monde. Si l’on n’essaie pas d’élargir l’ego en s’ouvrant aux autres et en les comprenant sans les juger, l’ascèse reste incomplète. L’ego est un mécanisme protecteur qui se forme dès les premières peurs. L’enfant qui reçoit des coups durs se blinde pour se protéger et ne pas souffrir. Et puis, il oublie. Ce blindage l’empêche, une fois adulte, d’être lui-même et d’avoir un contact direct avec les êtres et l’environnement. Il faut donc s’en délivrer. Au cas où on n’y arrive pas seul, on peut avoir recours à une thérapie.
À supposer que nous nous attaquions seuls à nos blindages, quels conseils nous donneriez-vous ?
D. D. : Premièrement, retrouver l’origine de son principal « nœud du cœur » pour s’en libérer. Puis, cultiver son attention et sa vigilance par tous les moyens possibles : yoga, méditation, différents exercices appartenant aux différentes traditions. On peut aussi se programmer comme on le fait pour se réveiller le matin en visualisant certains moments de sa journée sur lesquels on projette la nécessité d’une vigilance particulière. Je conseille parfois d’acheter une montre qui sonne. Au cours de sa visualisation, on se dit qu’à ce moment-là de la journée, on « changera de chaîne » : on passera de la chaîne extérieure à la chaîne intérieure, tout en gardant la conscience de ce qui se passe à l’extérieur.
Et enfin, ne pas se décourager. On va échouer dix fois ou plus, mais si l’on est tenace, çela finira bien par marcher. Pour développer sa ténacité, on décide à la fin d’une méditation de ne pas lâcher le morceau. Ne culpabilisons surtout pas en cas d’oubli. Ne cherchons d’ailleurs pas à en faire trop. Certains décident dans un bel élan d’enthousiasme de méditer deux heures par jour. N’y arrivant pas, ils laissent tout tomber.
Qu’est-ce que les nœuds du cœur ?
D. D. : Je traduis souvent nœuds du cœur (Hridayat Granthi) par conditionnements. Nous sommes conditionnés par notre hérédité, notre éducation, nos traumatismes éventuels finissent par former un nœud. C’est une sorte d’emprise sur notre liberté intérieure. Chacun d’entre nous a son nœud spécifique qu’il s’agit de découvrir. Swâmi Prajnânpad parlait de « remettre droit l’ego tordu ». Le mental, les émotions et l’ego étaient pour lui trois fils qui tissaient la corde de ces nœuds émotionnels.
D. D. : Tous les maîtres que j’ai connus ont quitté leur corps. Mais il existe sans doute en Inde des êtres, encore inconnus, qui marchent vers leur vérité intérieure. Chandra Swâmi, dans le nord de l’Inde, a beaucoup d’élèves. Un maître qui a pris le silence et répond par écrit aux questions. On dit aussi que le maître se révèle quand l’élève est prêt. Les maîtres extérieurs sont des aides destinées à la révélation du maître intérieur.
Mais attention de ne pas confondre le maître intérieur avec les messages, plus ou moins vrais, surgis de l’inconscient. On voit la différence par les résultats. Swâmi Prajnânpad nous invitait à écouter ses conseils, à les mettre en pratique, et à voir si cela marchait.
Vous dites que le but est d’être un avec l’autre. Et que, plus nous voyons l’autre différent de nous et moins nous en sommes séparés. N’est-ce pas paradoxal ?
D. D. : Au début de mes rencontres avec Swâmi Prajnânpad, il m’avait donné ce mantra : « Il est différent, elle est différente ». Cela a l’air tout bête mais si on reconnaît que l’autre est différent, on ne peut pas lui demander d’agir selon ce qui nous plaît. On ne peut pas l’obliger à nous aimer si ce n’est ni le moment, ni son inclinaison.
Plus on voit l’autre comme différent de soi et plus on quitte son propre ego. Ce qui permet une approche de ce sentiment d’unité avec toutes choses. C’est un contact de profondeur à profondeur et non d’épiderme à épiderme. Tous les êtres sont unis par leur profondeur ou par leur essence mais non par leurs surfaces, leurs personnalités toujours différentes.
Si vous avez une écoute concentrée et intense de l’autre, vous n’êtes plus égocentré. Ce qui crée un vide en vous, vide d’ego et de pensées. Ce vide a un pouvoir d’attraction sur l’autre : il sent qu’il peut aller vers vous, se confier. Ensuite, vous essayez de le comprendre, et même de le comprendre sans le comprendre : « Il m’a blessé mais c’est parce qu’il souffre ». Cette façon d’approcher l’autre est une préparation au sentiment d’unité qui peut surgir à tout moment.
Du lying vous dites qu’il vise à purifier l’émotion pour ouvrir le cœur à la réalité. Le lying est-il fait pour tout le monde ? L’âge peut il constituer une limite ?
D. D. : Il n’y a pas de limite d’âge mais cette méthode doit s’insérer dans une démarche intérieure. C’en est le tiers. Le lying s’avère nécessaire quand, après avoir essayé de comprendre ses comportements, on tombe sur « un os » incompréhensible : on reçoit des messages qui nous empêchent d’être nous-mêmes et de mettre en pratique l’acceptation, base de plusieurs enseignements. Si l’on ne peut pas voir véritablement ce qui est, c’est que l’on n’a pas pu accepter ce qui a été dans un passé plus ou moins lointain.
Quand on réalise que les empêchements à être heureux viennent d’une origine lointaine ignorée, de l’enfance ou d’un scénario antérieur, il s’agit de la retrouver, de bien comprendre ce qui s’est passé, de l’exprimer, et de se désidentifier de l’enfant qu’on a été ou du personnage du scénario. C’est difficile parce que nous avons des habitudes ancrées en nous (vâsanâs) qui sont notre façon de penser depuis notre enfance. Il est malaisé de se débarrasser des habitudes physiques mais encore plus des habitudes mentales du fait qu’elles nous rassurent quant à la pérennité de notre moi.
En pratiquant le fait de voir la différence, on se rapproche du but qui est de vivre dans l’équanimité, en commençant par dépasser le « j’aime/je n’aime pas », afin de parvenir à voir, sans aucun jugement, le caractère unique des êtres et des choses. Pour nous donner une approche du Brahman, Swâmiji disait : « Chaque chose est unique, chaque chose est neutre, chaque chose est Brahman ».
Vous reliez erreur et tension. Vous dites que les tensions nous empêchent d’être en contact avec la conscience. Donc, il faut se relaxer. Quelles pratiques nous conseillez-vous ?
D. D. : La tension provient le plus souvent d’une émotion, en général la peur, ou d’un conflit intérieur. On pense : « Je dois faire ceci mais j’ai envie de faire cela ». Swâmiji disait lorsqu’il évoquait l’état ultime : « Une parfaite détente de l’esprit, du corps et du cœur ».
La détente du cœur consiste à le délivrer de ses encombrements, ces nœuds dont je vous ai parlé. Pour cela le lying, ou bien d’autres thérapies sont nécessaires.
Ce qui empêche d’être détendu dans l’instant, c’est le refus des situations. Il s’agit de dire oui, d’accepter ce qui vient à nous en nous disant : « si c’est venu, c’est pour nous ». Même si c’est douloureux. C’est un oui intérieur, franc et massif, même si nous disons non à l’interlocuteur. La détente du cœur est liée à une acceptation active. Le cœur est alors ouvert à l’autre et à la situation. La non-adhésion à la situation telle qu’elle est crée le conflit et la souffrance. L’adhésion provoque la détente. « La tactique du oui » mène à la tranquillité intérieure qui permet d’être soi-même.
Quels sont les principaux obstacles sur ce chemin vers la détente et l’ouverture ?
D. D. : La culpabilité en est un. Elle est parfaitement inutile. Ce qu’on a fait dans le passé, on ne l’aurait pas fait si on avait pu agir autrement. La culpabilité est nocive parce que, jointe à l’auto-punition, elle nous empêche d’être heureux et de mettre vraiment en pratique un enseignement. Elle déforme nos rapports sentimentaux, amicaux et professionnels, du fait que nous sommes inconsciemment convaincus d’êtres indignes de ce qui nous est proposé.
L’orgueil et la vanité en sont un autre. Un des pères du désert, Évagre le Pontique, disait que l’une des plus grandes difficultés sur le chemin intérieur était d’échapper à l’orgueil.
Troisième obstacle : les désirs. Certaines traditions parlent de les supprimer. Swâmi Prajnânpad conseillait plutôt d’essayer de les combler pour arriver à une liberté relative. Une fois qu’ils sont à peu près comblés, on accède au désir essentiel. Lorsque Swâmiji me demanda : « Qu’est-ce que vous voulez ? », je voulais répondre « être libérée ». Mais l’honnêteté m’obligeait à reconnaître que j’avais encore de multiples désirs : être aimée, m’exprimer, écrire. Une fois comblé, le désir tombe. À condition qu’il soit accompli consciemment.
Il ne s’agit pas de l’accomplir en pensant : « Ah ! Je ne devrais pas ».
C’est alors que l’on peut devenir le bhokta, celui qui apprécie ce qu’il vit. Apprécier permet aux choses de se transformer peu à peu parce que, en vérité, aucun désir ne peut être réalisé complètement. La nature du désir est absolue. Or, nos désirs concernent une société et des êtres situés dans le relatif.
On n’arrive pas à abandonner ses désirs par une volonté égotique mais après avoir vu que ce que nous avons essayé nous a apporté une joie si souvent suivie de déception. Comprenant que la dualité est la loi de l’existence, on s’en sert le mieux possible. Lorsque survient le flux de l’agérable, on essaye de le vivre le plus consciemment possible et on se prépare ainsi au reflux, c’est-à-dire aux coups durs qui sont l’occasion d’un repli sur soi, d’une interrogation sur notre responsabilité dans cette difficulté. Un processus comparable au mouvement des marées.
Vous dites que connaître sa vérité intérieure n’a pas de prix. Cela vous conduit-il à jouir maintenant en permanence du bonheur d’être vous-même ?
D. D. : Je ne suis pas partie pour l’Inde à la recherche d’un super-psychanalyste mais dans un but de connaissance de moi-même. J’ai payé parfois très cher : l’introspection en profondeur a été très douloureuse. Mais je ne regrette rien, j’ai payé le prix de mon évolution. J’ai retrouvé l’origine de mes révoltes, de mes ressentiments, des difficultés relationnelles qui m’empêchaient d’entrer en contact avec ma vérité essentielle. Mes efforts ont abouti à une liberté vis à vis des réactions émotionnelles comme vis à vis des désirs les plus dérangeants.
Bien sûr, je désire que mes enfants vivent dans l’harmonie, que mes éventuels lecteurs trouvent quelque éclairage dans mes ouvrages. Il me reste le désir de transmettre ce que j’ai reçu. Bien que je ne puisse prétendre transmettre la grandeur et la qualité de ce que j’ai reçu, j’essaie d’être le canal le plus pur, le plus exact des vérités que j’ai comprises, assimilées et qui m’ont aidée à me rapprocher de plus en plus d’une tranquillité et de ce que Swâmi Prajnânpad appelait une aisance intérieure. Plusieurs traditions philosophiques considèrent d’ailleurs cette aisance comme le but de l’existence et l’atteinte du bonheur.