Par Adam Allouba (*), de Montréal, Québec
Après avoir échoué à trouver un accord avec Postes Canada, le syndicat canadien des postiers (STTP) a débuté une série de grèves tournantes le 2 juin. Comme d’habitude, le différend a pour point de départ les salaires et les avantages sociaux. Bien que l’issue de cette action syndicale reste incertaine, elle fournit une bonne occasion d’examiner la situation actuelle de la poste canadienne et son avenir.
Si la poste est malade…
Un expert des postes canadiennes de l’Université de Carleton rapporte que le monopole postal a été créé à l’origine en Angleterre en 1635, lorsque Charles Ier décida de lui confier l’espionnage des communications tout en bénifiant des deniers publics. L’héritage du monarque déchu est parvenu jusqu’à nous aujourd’hui avec la loi postale, qui, sous réserve de certaines exceptions, a conféré à Postes Canada « le privilège exclusif de la collecte, de la transmission et de la livraison des lettres au destinataire de celles-ci au sein du Canada. »
Au fil du temps, ce privilège a été érodé. Des services de messagerie ont lancé le marché du haut de gamme, en s’appuyant sur une exception pour les « lettres d’un caractère d’urgence qui sont transmis par un messager. » Cependant, ils ne peuvent pas rivaliser avec le courrier régulier puisque la loi impose un tarif trois fois plus élevé que celui de Postes Canada pour les lettres pesant 50 grammes (actuellement 1$03).
Bien sûr, une telle concurrence n’est rien en comparaison de l’impact de l’Internet et du commerce électronique sur les activités à faible valeur ajoutée de l’entreprise publique. Les catalogues, les factures, les cartes de vœux, les lettres, les magazines et un certain nombre de documents n’ont plus besoin d’être livrés dans une forme physique. Même si les nouvelles adresses ont augmenté de 200.000 par an (un saut moyen d’environ 1,5%), les volumes de courrier de Postes Canada ont diminué de 17% au cours des cinq dernières années et ont chuté de près de 200 millions de pièces de 2008 à 2009. Le volume moyen par adresse a plongé de 13% entre 2005 et 2009, passant de 377 pièces de courrier chaque année à 334.
Ces tendances ne risquent pas d’être inversées. Selon le rapport annuel de Postes Canada de 2009, les revenus du transport de courriers ont diminué au cours des quatre dernières années. Une autre source de revenus prometteuse est le marketing direct, dont la forte croissance de 2005 à 2008 l’a mené à passer de 17% des revenus de l’entreprise à 18,5% (ce chiffre est tombé quelque peu en 2009 en raison de la récession). Là encore, Postes Canada n’aspire probablement pas à être un système public de livraison de courriers indésirables.
… alors soignons là !
Les circonstances actuelles exigent un changement. Tout, depuis la structure des coûts de Postes Canada jusqu’à son modèle d’entreprise mérite un examen très affiné.
Ajuster la force de travail
Un point de départ évident est la mauvaise productivité des salariés. En 2005, la moyenne par salarié des journées non travaillées en équivalent temps plein était de 16 jours de travail, 60% de plus que pour les emplois manufacturiers et 20% de plus que la moyenne des travailleurs syndiqués. La part de ses salariés attachés à des fonctions non productives est estimée à cinq fois la moyenne du secteur industriel. Selon une estimation de 2004, les postiers travaillaient moins de 64% de leur temps impartis, soit 10% de moins que les autres employés syndiqués. Ces chiffres doivent être appréciés en termes de coûts : en 2008, 64% des revenus de Postes Canada ont servi à financer les charges de personnel. Ce montant était de 15 à 20 points de pourcentage plus élevés que les chiffres équivalents pour l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Suède et l’Autriche. (Seule la US Postal Service a des chiffres sensiblement plus élevés.)
Si la main-d’œuvre de Poste Canada est onéreuse aujourd’hui, elle peut être demain un fardeau financier encore plus lourd. Étant donné le régime actuel de pensions sous forme de « prestations définies » (Defined benefits), les fonctionnaires recevront à la retraite un montant pré-déterminé. Un système rêvé pour les salariés mais très risqué pour l’employeur, qui doit compenser la différence si les contributions plus le retour sur investissement sont insuffisants pour payer le montant dû.
Les régimes à prestations définies font face à de lourds déficits à travers le monde occidental. Par exemple, les caisses de retraite des 350 plus grandes entreprises cotées à la bourse de Londres font face à un déficit collectif de £109 milliards. Un employeur qui accorde à ses salariés une prestation de retraite garantie au départ doit être certain que ses flux de trésorerie couvriront tout besoin de financement du système. Sans surprise, 88% des fonctionnaires américains ont touché le jackpot grâce aux prestations définies. Après tout, quand la «gestion» est à court de fonds, il suffit de les confisquer aux contribuables. A l’inverse, seulement 32% des employeurs américains des grandes et moyennes entreprises sont prêts à risquer leurs activités sur ce genre de plan, et pour de bonnes raisons : l’engagement pour des retraites lourdes ont conduit des entreprises comme Nortel et General Motors Canada à la faillite.
Le régime de retraite de Postes Canada est en déficit de 2 à 3,2 milliards de dollars, selon la façon dont ses actifs sont calculés. Néanmoins, le STTP refuse toute vélléité de changements, que ce soit pour les employés actuels ou futurs. Puisque la poste canadienne est détenue par l’État, les contribuables seront inévitablement ceux qui paieront pour tout manque à gagner.
Par conséquent, soit la STTP fait d’importantes concessions, soit les contribuables auront probablement à payer des milliards pour payer des pensions de retraite qui seront, pour la plupart, plus généreuses que les leurs. Bien sûr, le management a reconnu la nécessité d’affronter le problème, mais travailler dans une entreprise publique dont la dette a une garantie implicite du Trésor public le place certainement à l’abri des pressions incitant à trouver une solution.
Corriger le business model de l’entreprise
Un autre point à considérer est le modèle de l’entreprise, à savoir son obligation de service d’intérêt général (OSU pour « universal service obligation »). L’USO existe en vertu de la Universal Postal Convention, dont le Canada est membre. Selon cet accord, les États membres doivent «veiller à ce que tous les usagers/clients jouissent du droit à un service postal universel impliquant la mise à disposition permanente de la qualité des services postaux de base à tous les points de leur territoire, à des prix abordables. »
Le complément de l’USO est le statut décerné à l’entreprise en tant que société d’État ayant le monopole sur le courrier. À ce propos, une explication de la commission d’examen stratégique de 2008 mérite d’être cité in extenso :
L’USO est au cœur de l’effort postal au Canada. Ce travail est implicitement orchestré par l’engagement continu du gouvernement dans une société publique postale. S’il n’y avait pas d’obligation de service universel – à savoir, s’il n’y avait pas d’objectifs postaux couvrant l’ensemble du pays et tous ses citoyens – alors il n’y aurait pas de réel besoin d’obtenir une entité appartenant au gouvernement participant au système postal. Le système postal ne serait pas une question de politique publique pour le gouvernement, qui n’aurait pas alors de responsabilité pour les systèmes de postes et de courrier.
Et si cela était trop subtil, le gouvernement a clairement déclaré à la commision que la vocation de Postes Canada est et restera l’ingénierie sociale, c’est-à-dire «un instrument de politique publique à travers la fourniture de services postaux aux Canadiens».
Alors pourquoi l’USO existe-t-il ? La réponse classique est qu’il garantit à tous les Canadiens l’accès aux services postaux qui, même en 2011, reste important pour beaucoup d’entre nous. Mais est-ce que cela a vraiment un sens ? Après tout, il n’y a pas de monopoles gérés par l’État sur l’alimentation ou l’habitat, qui sont tous deux bien plus essentiels à la vie. Les écoles publiques sont en concurrence avec leurs homologues du secteur privé. Et nulle part dans le monde industrialisé (outre le Canada, dans certaines situations), il est illégal d’acheter et de vendre des soins de santé sur un marché libre. Qu’est-ce qui rend le courrier si spécial?
Les voies postales se divisent en deux catégories: rentables et non rentables. Mais il est impossible de déterminer avec certitude lesquelles sont rentables, puisque la poste canadienne les gère toutes et affiche un prix uniforme pour toutes les lettres. Mais puisque Postes Canada a fait un bénéfice 15 années consécutives, nous pouvons en déduire que la société fait un bénéfice sur certains services (tels que les lettres postées et livrées dans la même ville) qui compense les pertes sur le transport de courrier de, disons, Paulatuk à Stephenville. Cela signifie que beaucoup d’entre nous payent des prix qui serait inférieurs s’il n’y avait pas la nécessité de subventionner les voies non rentables requises par l’USO.
Les comparaisons internationales confirment cette conclusion. Une étude récente menée par l’Institut économique de Montréal montre que, en Autriche, aux Pays-Bas et et en Allemagne, pays qui ont privatisé leurs bureaux de poste, le prix des timbres a chuté jusqu’à 17% depuis le début des réformes. Même la libéralisation sans privatisation peut avoir un impact positif, comme en Nouvelle-Zélande où les taux ont chuté de 30% depuis que l’État a renoncé à son monopole. Comparez cela au Canada, où nous payons 41% de plus en termes réels pour un timbre aujourd’hui parrapport à 1981 (lorsque la poste canadienne a cessé d’être un service gouvernemental, devenant ainsi une société d’État). Tant le présent rapport qu’une analyse de 2007 de l’Institut CD Howe concluent qu’il est temps de mettre fin au monopole décerné à l’entreprise, soulager l’USO et la privatiser.
De tels changements ne seraient guère révolutionnaires : tous les monopoles postaux européens doivent être abolis en 2013. Le modèle alternatif est celui de l’US Postal Service (service postal américain), jamais vraiment réformé – une entreprise avec 15 milliards de dollars d’endettement et qui a été réduite à solliciter un « directeur marketing » dont le travail de Sisyphe est de convaincre les Américains de continuer à communiquer avec du papier. Accessoirement, la poste canadienne semble avoir ses propres équipes de relations publiques avec des groupes qui surveillent la couverture médiatique de la société, toujours prêts à torcher un courrier des lecteurs prenant sa défense.
Privatiser Postes Canada et annihiler l’USO pourrait probablement réduire les coûts et améliorer le service pour la plupart des Canadiens, à l’exception des communautés rurales isolées. Les tarifs en zones très reculées seraient sûrement augmentés ; certains peuvent voir leurs services postaux diminuer considérablement, voire éliminés, si le coût de leur entretien est trop élevé. Mais prétendre que nous devrions préserver le statu quo équivaut à faire valoir que ces personnes ont le droit de forcer les autres à subventionner leurs choix personnels. Ils ont le droit de vivre où ils veulent, mais pas de saisir les biens d’autres personnes, afin de profiter des commodités qu’ils ne pourraient pas s’offrir autrement.
Étendre la liberté
En l’état, la loi postale prévoit des peines d’emprisonnement allant jusqu’à cinq ans pour avoir violé ses dispositions, y compris le privilège exclusif. L’infraction s’étend au fait même de posséder une lettre afin de « la transmettre ou la remettre » au mépris du monopole de la société. Est-ce qu’un tel châtiment est adapté à un tel «crime»? En l’occurrence, est-ce que des opérations économiques telles que les prestations de Postes Canada devraient bénéficier des menaces d’emprisonnement qui pèsent sur toute personne qui, par exemple, cherchent à échapper au paiement des frais de port? La meilleure raison de réformer Postes Canada n’est pas de réduire les coûts, ni d’augmenter l’efficacité. Aussi louables que sont ces objectifs, la meilleure raison de réformer Postes Canada est tout simplement de faire avancer la cause de la liberté.
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(*) Adam Allouba est avocat d’affaires à Montréal. Diplômé de la Faculté de Droit de l’Université McGill, il détient également un B.A. et un M.A. en Sciences politiques de l’Université McGill.