La finance islamique fait beaucoup parler, et semble être un sujet qui attire beaucoup de recherches et d’intérêt académique en ce moment. Certaines personnes la craignent et y voient une atteinte à la laïcité et l’égalité face au droit. Il n’est pas déplacé de dire que cette crainte s’inscrit dans un contexte plus large de peur de l’Islam. Sans être un spécialiste de la banque islamique ou avoir une expérience particulière avec ce genre d’établissement, le problème que j’ai avec le discours de ces auteurs c’est que la différence entre finance islamique et finance classique me semble surtout superficielle.
Dans les grandes lignes, le principe de la finance islamique est d’établir une liste restreinte de contrats types, qui énumèrent les types de transactions autorisées. Sont surtout interdites les transactions spéculatives, les transactions où « l’argent génère de l’argent », et les transactions où une des deux parties est jugée comme dominante. A l’intérieur de la banque, une commission examine les activités de la banque pour certifier que ses relations contractuelles sont assimilables aux contrats autorisés. Ces commissions s’appellent des Sharia board.
Avant d’y voir un véritable chamboulement de la façon dont la banque fait affaires, il faut se rappeler un certain nombre de points. Tout d’abord, même dans la finance classique les membres de conseils d’orientation ou d’administration peuvent s’opposer à ce que la banque s’engage dans certaines activités à cause de considérations éthiques. Il serait illusoire de penser que dans la banque classique l’exécutif est un homo oeconomicus maximisateur sans foi ni éthique. Les directeurs des banques prennent des décisions, et dans ces décisions certaines prétentions morales s’infiltrent inévitablement. Et ceci sans même s’étendre sur l’existence de la finance socialement et écologiquement responsable, et autres produits déjà éthiquement et moralement chargés. Prendre en compte certains critères moraux, religieux et éthiques n’est donc pas quelque chose de nouveau pour la banque.
Une des caractéristiques majeures de la finance islamique est de ne pas recourir au taux d’intérêt. On peut être sceptique sur cette prétention pour plusieurs raisons. D’abord, le refinancement des banques islamiques pose problème ; comment s’approvisionner en liquidités sans taux d’intérêt ni titrisation, ni aucun autre outil moderne ? On peut se poser la question à savoir si, face à des crises de liquidité, le Sharia board n’autorisera pas le recours aux marchés monétaires, à taux d’intérêt, pour trouver des liquidités. Et même si ce n’est pas le cas, la finance islamique intervient dans un monde où ses clients et paires se fournissent, se financent et fonctionnent à taux d’intérêt. Imagine-t-on une banque islamique refuser de s’approvisionner en fournitures de bureau parce que la transaction suppose un crédit commercial implicite ? Lorsqu’on s’intéresse au phénomène de plus près, il n’est pas clair de ce qu’il reste de la différence entre finance islamique et finance classique.
Une autre raison pour laquelle la distinction est galvaudée est que les banques islamiques sont en concurrence avec les banques classiques, et que les conditions de leurs opérations prennent forcément comme référence le coût des crédits traditionnels. Ce qui fait qu’au final, la différence se trouve dans les manipulations comptables invisibles pour le client, et pas réellement dans les conditions de financement ou dans leur coût. Mais encore, l’une des opérations typiques de la banque islamique est l’achat-rachat, où la banque achète un bien à votre nom et vous le revend petit à petit pour éviter de recourir au taux d’intérêt, existe déjà depuis longtemps en finance classique sous la forme du leasing ou des contrats de « repo ».
Pour toutes ces raisons, il me semble que la différence entre finance classique et finance islamique est plutôt superficielle et un artifice marketing qu’une véritable révolution financière. Les craintes de communautarisme sont absurdes ; la banque islamique ne s’inscrit pas en marge du système, mais a des maintes relations contractuelles avec des organisations qui ne respectent pas la charia. Au final, les outils qui caractérisent la finance islamique sont des outils que la finance classique utilise tous les jours. Comme l’écrivait Jean-Yves Naudet, le drame c’est qu’en France tout doive passer par un contrat-type formel approuvé par l’Etat. Sans cette absence de liberté contractuelle en finance il n’y aurait jamais eu de lois qui font directement référence au caractère religieux de ces contrats. C’est l’absence de liberté contractuelle qui est un obstacle à l’égalité face au droit et la laïcité, et pas la finance islamique.