Peut-être qu’il ne sera pas si facile de saisir l’unité de Babel, Babylone qui pourra de prime abord donner l’impression d’un recueil construit d’ensembles disparates où l’évocation lumineuse d’une Afrique ancestrale se trouve conjuguée à celle d’une capitale méconnaissable encombrée, comme engorgée, de désespoir et de plastique. Où, à la lumière qui monte des territoires éloignés de l’enfance tchadienne, répond la neige heureuse tombant d’un ciel du Michigan. Où des maisons se superposent. Des temps. Des émotions. Des figures. Où l’amour affronte la détestation. Et où enfin le vers modifie constamment son allure, tantôt court, tantôt ample jusqu’à devenir verset et se répandre même en de longs blocs de prose.
L’épigraphe empruntée à Aimé Cesaire fournira à la réflexion du lecteur un premier point d’appui. Misère et joie. C’est par l’évocation de cette misère indissociable de la joie que s’ouvre en effet le recueil. Retrouver la ville de ses jeunes années, peuplée de tant de souvenirs magiques mais que les divisions, les convoitises de ses dirigeants, ont avili pour en faire une ville poubelle qui se traîne désespèrement ôtant « jusqu’au désir / d’habiter, d’être et de désêtre » est une épreuve cruelle pour l’exilé qui revient un moment au pays. Le tableau est alors d’une grande férocité et d’un profond pessimisme qui note la façon dont les maisons [y] sont devenues des enceintes, dont l’horizon lui-même est un rempart enfermant un peuple de caniveau qui semble avoir tout oublié des leçons de révolte et des leçons de vie. N’Djamena, la capitale du Tchad, dont le nom n’est jamais indiqué, devient ainsi pour le poète au nom biblique la figure renaissante de Babylone, la grande prostituée de l’Apocalypse. Qu’on retrouvera dans le dernier ensemble qui donne son titre au recueil, précédé d’une nouvelle épigraphe prise significativement au Dépeupleur de Beckett.
Mais ce poète qui a quitté son pays, il y a une trentaine d’années, comme le raconte son livre publié en 2005 chez Actes Sud, Le Départ, ne l’a pas fui. Certes, on lui a volé sa terre, certes, il ne la reconnaît plus sous le masque hideux dont on l’a affublé mais il lui reste obstinément fidèle. Attaché par ses sens aux odeurs, aux couleurs qui auront baigné son enfance, demeuré aussi profondément filial, il sait en retrouver, au voisinage de sa sœur entourée de ses dix enfants ou de sa mère qui lui offre le repas des pauvres, le goût merveilleux de ses douze ans. Derrière la rage impuissante et la tristesse qui saisissent l’exilé découvrant son pays, sa terre aux mains des ingénieurs de néant, s’affirme dès lors la voix du poète qui décide d’élever son chant, sa propre Babel de mots faite du profond désir de ranimer un monde enfoui. De refaçonner autrement le temps, raccommoder les dieux. Chaque poème monte alors un mur non plus pour isoler mais pour élargir l’espace. Y servir d’appui à l’évocation par exemple des gens de peu, des gens de paille qui n’ont ni discours ni recours à la pensée qui se contentent du mur chaud où ils réchauffent leurs os. Pour y lire aussi, y retrouver l’enfance jamais totalement perdue, se réinscrire enfin dans son lignage.
Hommage à ceux qui sont partis. À l’ancêtre qui s’allume & s’éteint. A la mère dont on pourra lire aussi une splendide évocation dans L’Or des rivières, à découvrir en parallèle avec ce livre. « Jette-là tes filets ». C’est sur la figure religieuse, réconciliée, d’un père limpide pêchant sur sa barque au crépuscule, en compagnie de son fils, que se termine cette œuvre douloureuse, nostalgique, rageuse mais éblouie, tout à la fois.
[Georges Guillain]
Nimrod, Babel, Babylone, éditions Obsidiane, 2010, 13, 50 €