On croyait Dieu définitivement « mort ». Et on pensait le christianisme relégué au rang de « sagesse » tranquille. On se disait que la « contre-culture » d’hier avait définitivement enterré ce qui avait longtemps fait office de « culture officielle ».
L’humanité, meurtrière de Dieu, selon les paroles de Nietzsche, avait accompli l’acte ultime. Son affranchissement consommé, on voyait l’homme, pauvre animal futile, définitivement condamné à porter la mort de Dieu, et à assumer les valeurs dont Il était le garant, comme Sisyphe fut autrefois condamné à rouler éternellement son rocher jusqu’en haut d’une colline.
Il semblerait qu’il n’en soit rien.
C’est tout du moins la thèse de Jean-Pierre Denis. Spécialiste des religions, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire La Vie soutient une bien curieuse idée : le christianisme serait de retour. L’effondrement de la religion chrétienne semblait pourtant confirmé. Et ce que l’on a autrefois appelé Contre-culture, autrement dit la révolte, la rébellion, la révolution aurait remporté son âpre combat contre la religion. Pourtant, le scandale serait toujours le monopole du christianisme – ou tout du moins, aurait-il fait son retour du côté du christianisme, autrefois devenu la norme politique. Une thèse qui est d’autant plus intéressante, qu’elle se présente comme une relecture subtile du christianisme et de ses effets. On entend souvent l’idée que le christianisme serait devenu sage. Une sagesse laïcisée, autorisée à s’exprimer en privé, mais condamnée à se taire en public. Le triomphe des utopies, l’avènement de Contre-culture, dit-on, a enfin libéré l’individu. L’art, la mode, la famille, l’école, le droit, la société toute entière ont pris un nouveau visage : la mort de Dieu a délivré l’homme des vieilles valeurs religieuses, et de la morale d’antan. « Contre-culture donc, ou si l’on veut contre-société, modèle alternatif, utopie progressiste, écrit Jean-Pierre Denis. Mon sujet naît sur ou plutôt dans la marge, parmi les hurluberlus barbus, les babas cool, les squatters, les néo-ruraux, les hippies et autres doux dingues de naguère, les rêveurs, les inventeurs, les anticipateurs, les expérimentateurs. » Enfants et petits-enfants du baby-boom se sont trouvés une nouvelle norme : la rébellion. Vivre à la marge ! Le projet utopique par excellence (u-topos, ou un autre lieu) aurait néanmoins échoué. C’est précisément la thèse de l’auteur : la première partie de son essai porte d’ailleurs un titre qui ne prétend à aucun mystère : « De la marge à la norme ». Ce qui était hier rebelle, marginal, utopique est devenu aujourd’hui normal, familier, institutionnel, inoffensif, bien-pensant. « La normalisation de la rébellion peut donc s’entendre dans les deux sens : comme un ratage total autant que comme un achèvement » dit Jean-Pierre Denis. Achèvement de l’histoire ou fin des utopies ?
La réponse est non. L’histoire n’est pas finie, et le scandale continu. Voilà ! Le christianisme qui aurait vocation à être scandaleux serait revenu à sa nature première. Autre thèse de Jean-Pierre Denis qui trouve son fondement dans ses principes premiers : la mort n’est pas un achèvement ; l’argent n’est pas le bonheur ; au matérialisme s’oppose un spiritualisme vivace et salvateur. Parce qu’il est dans sa nature de faire scandale, le christianisme n’est pas désuet aujourd’hui, il continue de déranger, de susciter moqueries, haines, rejets, comme autrefois, dans ses premières années. L’histoire a donc deux mille ans. Et elle poursuit son chemin…
Après avoir dressé un bilan apocalyptique des décombres de nos utopies d’antan, après avoir dressé le bilan du désastre culturel, et de l’enfermement des individus dans une société marchande qui transforme tout en objet prêt-à-être-consommé, après avoir montré que la révolte était devenue de toc, Jean-Pierre Denis nous offre un christianisme toujours vivant, ou plus précisément, un christianisme plus originel : force vive de la contestation, force de subversion des valeurs désormais établies, force de libération, force d’émancipation. C’est une révolution au sens propre du terme. Nous sommes de retour à la case départ !
Ces signes de notre décadence, Nietzsche les avait prévus un siècle plus tôt, annonçant que le suite de la mort de Dieu serait le nihilisme, son vide et son non-sens ; le surgissement du « dernier homme » pour qui tout est vain. Cette crise du sens annoncée serait même le propre de l’épuisement. Poe, Baudelaire au dix-neuvième, Steiner, Arendt au vingtième siècle l’ont parfaitement expliqué. Ce livre de Jean-Pierre Denis est donc celui d’un retournement : « Si les contestations de naguère ont perdu la force propre aux dissidences, le christianisme, quant à lui, semble retrouver le regard aigu des rebelles qui n’ont plus rien à perdre » écrit clairement l’auteur. Avec l’avènement de la société de consommation, de la morale hédoniste portée rang de norme absolue – principe du bonheur comme satisfaction de tous les plaisirs et de tous les désirs –, de l’affirmation de l’individu-roi, du matérialisme forcené, le christianisme nous propose un renforcement des liens humains et sociaux, une ouverture sur le ciel étoilé de la transcendance divine, un dépassement de soi dans la foi et l’ascension vers Dieu. Le christianisme objecte au monde, objecte à la conscience du monde, objecte « non point de l’extérieur même du monde mais au plus près de la participation à ses quiétudes comme à ses inquiétudes, à ses espérances comme à ses expériences, au ras du concret parfois… » Subtilement, Jean-Pierre Denis nous propose l’éveil chrétien contre la veille consumériste et liberticide, le « combat spirituel face aux sommeils de tous les renoncements ».
On trouve précisément les propositions exprimées par le christianisme dans la troisième partie de cet ouvrage : contre la tyrannie de marché, l’économie du don ; contre la normalisation du sexe, une chasteté d’objection ; contre le bébé objet, la vie reçue ; contre le désir de puissance, le défi de fragilité. Aussi, le voit-on clairement, le christianisme de Jean-Pierre Denis est programmatique. Pis : prophétique ! Il réanime les forces vives de l’homme sur le « dernier homme », de l’éveil sur le sommeil des générations, des lumières de l’humanisme sur la marchandisation de l’être humain, les forces de l’invisible sur les limites du visible…
Il ne serait donc pas excessif de dire que Jean-Pierre Denis montre une vraie ambition : « refonder le sens ». Car, ce que l’on appelle crise n’est en réalité pour lui, qu’une vaste crise spirituelle. Si l’Europe occidentale se porte mal, c’est parce qu’elle a abandonné avec les « vraies » valeurs : l’idée de la fraternité, l’idée de la communauté, l’idée de la ritualité, l’idée de la chasteté. Plus aucun lien fort ne relie les hommes entre eux, et plus symboliquement les hommes à Dieu. Si le soleil a ainsi le « cou coupé » selon les mots du poète, c’est parce que la crise de la raison est le résultat d’une crise spirituelle. La crise de la religion, ses cultes profanes, ses violences terroristes, et ses prolongements superstitieux ne sont en réalité que l’enflure de la religiosité, le retour du « refoulé ». Le diagnostic pessimiste partagé par un grand nombre de penseurs du vingtième siècle, tels Benjamin, Freud, Adorno, Weil, Lasch, Husserl ou Heidegger qui voient, en ce malaise dans notre civilisation, une perte de la transcendance, une crise de nos principes premiers qui affectent notre représentation de l’existence, Jean-Pierre Denis y fait une réponse claire : il s’agir de relire les Ecritures, de refondre le christianisme, d’en redéfinir le projet. « Il n’y a pas d’âge d’or à retrouver, de modèle ancien à perpétuer ou à restaurer, d’institution civile à préserver en particulier, de système social à canoniser. Le christianisme restera vivant s’il demeure selon l’enseignement du Christ une religion du vin nouveau ou d’outres nouvelles, de pain multiplié quand il n’y a plus de pain, de pêche miraculeuse quand à la fin de la nuit aucun poisson n’est dans le filet. Un grand dérangement des chrétiens établis et philistins de tout poil, au premier chef. »
Jean-Pierre Denis ne veut donc pas croire que cela puisse être la fin. Que nous soyons arrivés à la fin de la religion. Il récuse l’idée de Freud que la religion puisse être une « névrose collective ». Il n’accepte bien évidemment pas l’idée de Marcel Gauchet que le christianisme puisse être « la religion de la sortie de la religion » – ce qui ne signifie pas pour autant « sortie de la croyance religieuse », mais « sortie d'un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et définit l'économie du lien social » ; il refuse tout autant que ce sera dorénavant dans le cœur des hommes qu'il faudra situer le divin et même dans le corps humain qui constitue un nouvel espace du sacré. Car cette ambiance idéologique de l’idéalisation de l’homme ne saurait convenir à Jean-Pierre Denis pour une raison certaine : elle contribue au désenchantement du monde et à la crise du sens. Or, de cette défaite, il n’en veut bien évidemment pas…
(Paru dans Chroniques d'actualité, n°3, juillet-août 2011)
En ouverture :
"L'amour transperce la mort" by Axel Pahlavi (2010)
Galerie Eva Hober (Paris).