Concilier socialisme et marché? Une réponse à Atlantico

Publié le 27 juin 2011 par Copeau @Contrepoints

Atlantico accorde un article complaisant à la théorie du socialisme de marché, qui considère qu’il est possible de construire un système socialiste, dans lequel l’État détient les entreprises et fixe les prix, mais dont les entreprises sont gérées sans intervention de l’État.

A en croire l’article de Donald Marron, c’est une théorie tout à fait valable, dont il peut parler sans mentionner qu’elle a été totalement discréditée, et par les faits, et par la théorie, il y a déjà plusieurs dizaines d’années. Retour sur la critique essentielle, telle qu’elle fût formulée par Hayek et jamais vraiment démentie, avec un célèbre article de ce dernier, L’utilisation de la connaissance dans la société (American Economic Review de septembre 1945). En résumé: un système de prix libres est indispensable pour diffuser l’information dans la société: « Nous devons considérer le système des prix comme un mécanisme de communication de l’information si nous voulons comprendre sa fonction réelle – fonction qu’il assure évidemment de moins en moins parfaitement au fur et à mesure que les prix deviennent de plus en plus rigides. » Article paru sur Catallaxia.

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L’utilisation de la connaissance dans la société, par F.A. Hayek, 1945

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Quel problème cherchons-nous à résoudre lorsque nous essayons de construire un ordre économique rationnel ? A partir de certaines hypothèses familières, la réponse est assez simple. Si nous possédons tous les renseignements utiles, si nous partons d’un système de préférences donné, et si nous avons une connaissance complète des moyens disponibles, le problème qui reste posé est purement logique. Ceci signifie que la réponse à la question de la meilleure utilisation possible des moyens disponibles est implicite dans nos hypothèses. Les conditions que doit remplir la solution de ce problème d’optimisation sont entièrement élucidées, et c’est mathématiquement qu’on peut le mieux les présenter : pour les résumer, on peut dire que les taux marginaux de substitution entre n’importe quels biens ou facteurs pris deux à deux doivent être les mêmes quelle que soit leur utilisation.

Cela, malheureusement, n’est réellement pas le problème économique auquel une société doit faire face. Et le calcul économique que nous avons développé pour résoudre ce problème logique, bien qu’il constitue une étape importante vers la solution du problème économique d’une société, ne fournit aucune réponse à ce dernier. La raison en est que les « données » sur lesquelles se fonde le calcul économique ne peuvent et ne sont jamais « données » à un esprit unique pour le compte de la société dans son ensemble, pour en prévoir les implications.

Le caractère particulier du problème de l’ordre économique rationnel est précisément déterminé par le fait que la connaissance de l’environnement dont nous pourrions avoir besoin n’existe jamais sous une forme concentrée ou agrégée, mais uniquement sous la forme d’éléments dispersés d’une connaissance incomplète et fréquemment contradictoire que tous les individus séparés possèdent en partie. Le problème économique d’une société n’est dès lors plus seulement un problème d’allocation de ressources « données » – si le terme de « données » signifie données à un seul esprit qui pourrait résoudre le problème posé par ces « données ». Il s’agit plutôt du problème d’obtenir la meilleure utilisation possible de ressources connues par n’importe lequel des membres de la société, à des fins dont l’importance relative est connue de ces individus et d’eux seuls. Ou, pour résumer ceci, il s’agit d’un problème d’utilisation de la connaissance, laquelle n’est donnée à personne dans sa totalité.

Cet aspect du problème fondamental a été, je le crains, plus obscurci qu’éclairé par la plupart des récents raffinements de la théorie économique, et particulièrement par les usages nombreux faits des mathématiques. Bien que le problème dont je souhaite traiter ici soit un problème de l’organisation économique rationnelle, je serai régulièrement amené à attirer l’attention sur les liens étroits que celui-ci entretient avec certaines questions méthodologiques. Nombre des points que je veux soulever sont en fait des conclusions vers lesquelles plusieurs démarches intellectuelles diverses ont, de manière inattendue, convergé. Cependant à mes yeux désormais, il n’y a pas là de surprise. II me semble que la plupart des débats actuels concernant la théorie et la politique économiques ont leur origine commune dans une conception erronée de la nature du problème économique d’une société. Cette conception erronée est due à son tour à une application fallacieuse aux phénomènes sociaux des modes de pensée que nous avons développés pour traiter des phénomènes de la nature.

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Dans le langage ordinaire, nous utilisons le mot de « planification » pour décrire le réseau complexe de décisions d’allocation des ressources disponibles. En ce sens, toute activité économique est une planification, et dans n’importe quelle société où beaucoup d’individus collaborent, cette planification, quel qu’en soit l’auteur, devra dans une certaine mesure être fondée sur une connaissance qui, a priori, n’est pas donnée au planificateur mais à quelqu’un d’autre, et qui devra donc être transmise au planificateur. Le problème crucial pour toute théorie visant à expliquer le processus économique est relatif aux différents canaux qu’emprunte le savoir sur lequel les individus construisent leurs plans. Et le problème de la meilleure utilisation possible du savoir initialement dispersé entre tous les individus, est au moins un des problèmes principaux de la politique économique ou de la construction d’un système économique efficace.

La réponse à cette question est liée directement à l’autre question qui se pose, à savoir : qui doit opérer la planification ? C’est autour de cette question que tout le débat sur la « planification économique » tourne. II ne s’agit pas de savoir s’il doit y avoir ou non de la planification. II s’agit de savoir si la planification doit être centralisée par une autorité pour le système économique tout entier, ou doit être répartie entre de nombreux agents. La planification, au sens particulier dans lequel ce terme est utilisé dans les controverses contemporaines, renvoie nécessairement à la planification centralisée, c’est-à-dire à la direction du système économique tout entier en fonction d’un plan unifié. La concurrence, à l’inverse, renvoie à une planification décentralisée entre de nombreux agents séparés. A mi-chemin entre les deux se situe l’organisation de la planification par des industries organisées ou, en d’autres mots, le monopole dont beaucoup de gens parlent mais que peu apprécient quand ils le rencontrent.

Savoir lequel de ces systèmes a le plus de chances d’être le plus efficace dépend principalement de la question de savoir sous l’empire duquel de ces systèmes nous pouvons nous attendre à l’utilisation maximale de la connaissance existante. Et ceci, à son tour, dépend du fait de savoir si nous avons plus de chances de réussir en remettant entre les mains d’une seule autorité centrale toute la connaissance qui devrait être utilisée, mais qui se trouve à l’origine répartie entre de nombreux individus différents, ou bien en apportant aux individus la connaissance supplémentaire qui leur permette d’ajuster leurs projets avec ceux des autres.

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II parait aussitôt évident, que sur ce point, la réponse dépendra des différents types de connaissance ; et cette réponse renvoie elle-même à l’importance relative des différents types de connaissance, à savoir celles qui sont à la disposition des individus eux-mêmes et celles dont on peut valablement penser qu’elles sont en la possession d’une autorité composée d’experts convenablement choisis. Si, aujourd’hui, on s’accorde si largement à reconnaître que les experts se trouvent dans une meilleure position que les individus, c’est parce qu’un type particulier de connaissance, la connaissance scientifique, occupe une place si prééminente dans l’air du temps que nous avons tendance à oublier qu’il n’y a pas que ce type de connaissance qui soit important. On peut admettre qu’en ce qui concerne la connaissance scientifique, un groupe d’experts convenablement choisis peut se trouver dans la position la plus favorable pour disposer des connaissances les plus avancées – ce qui renvoie donc à la difficulté de sélectionner lesdits experts. Ce que je veux souligner, c’est qu’à supposer que ce problème puisse être résolu, il ne représente qu’une petite partie d’un problème bien plus vaste.

Aujourd’hui, il est presque hérétique de rappeler que la connaissance scientifique n’est pas la somme de toutes nos connaissances. Pourtant, une réflexion rapide montrera au-delà de tout doute qu’il existe un ensemble très important mais inorganisé de connaissances qui ne peuvent être qualifiées de scientifiques, puisqu’elles n’ont pas trait à la connaissance de règles générales, mais à la connaissance de circonstances particulières de temps et de lieu. A cet égard, pratiquement chaque individu a un avantage sur tous les autres en ce qu’il possède une information unique dont on peut faire un usage bénéfique, mais dont l’usage ne peut être fait que si on laisse à cet agent le soin de prendre lui-même les décisions, ou si ces décisions sont prises avec sa coopération active.

Il suffit simplement de se souvenir de ce qu’il nous reste à apprendre dans chaque métier après que nous en avons acquis l’expérience théorique, de l’importance que prend dans notre vie professionnelle l’étude d’emplois particuliers, et enfin de la valeur que représente dans tous les milieux la connaissance des gens, des conditions locales et des circonstances particulières. Savoir qu’une machine est en partie inemployée et utiliser cette connaissance, ou savoir comment mieux utiliser le talent de quelqu’un, avoir connaissance d’un stock sur lequel on pourra tirer durant une interruption d’approvisionnement, est socialement aussi utile que la connaissance des techniques alternatives les plus performantes. Et l’affréteur qui gagne sa vie en utilisant des cargos dont les trajets se feraient totalement ou à moitié à vide, ou l’agent immobilier dont la connaissance est exclusivement concentrée sur des occasions temporaires, ou l’arbitragiste qui tire profit de différences locales dans le prix des biens, remplissent tous des fonctions particulièrement utiles fondées sur une connaissance spéciale de circonstances passagères, ignorées des autres.

Il est étrange de constater que ce type de savoir est aujourd’hui généralement considéré avec une sorte de mépris, et que ceux qui obtiennent ainsi un avantage sur d’autres pourtant mieux au fait des connaissances théoriques et techniques, sont regardés comme s’ils avaient agi de façon peu honorable. Tirer parti d’une meilleure connaissance des moyens de transports ou de communication est parfois estimé presque malhonnête, bien qu’il soit quasiment aussi important que la société puisse faire usage à cet égard de toutes les opportunités possibles, que d’utiliser les dernières découvertes scientifiques. Ce préjugé a influé de manière considérable sur l’attitude à l’égard du commerce par rapport à la production. Même les économistes, qui pourtant se considèrent comme définitivement immunisés contre les raisonnements matérialistes fallacieux du passé, commettent constamment la même erreur à l’égard des activités orientées par l’acquisition d’une telle connaissance pratique, sans doute parce que dans leur mode de pensée une telle connaissance est supposée être « donnée ». L’idée maintenant répandue semble être qu’une telle connaissance, parce que cela va de soi, devrait être à la disposition de chacun, et le reproche d’irrationalité souvent brandi contre l’ordre économique existant est fréquemment fondé sur le fait qu’une telle connaissance n’est justement pas disponible à tous. Cette opinion néglige le fait que le processus par lequel une telle connaissance peut être rendue la plus disponible possible est précisément le problème auquel nous devons trouver réponse.

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La mode contemporaine qui minimise l’importance de la connaissance des circonstances particulières de temps et de lieu est étroitement corrélée avec la moindre importance accordée au changement en tant que tel. En effet, il y a peu de points de divergence entre les hypothèses (généralement uniquement implicites), faites par les « planificateurs », et celles de leurs opposants en ce qui concerne la signification et la fréquence de changements qui rendent nécessaires des modifications substantielles des plans de production. Bien entendu, si les plans économiques détaillés pouvaient être établis à l’avance pour des périodes relativement longues, et ensuite strictement respectés de telle sorte qu’aucune autre décision économique significative ne soit nécessaire, la tâche consistant à réaliser un plan d’ensemble pour la conduite de toute l’activité économique paraîtrait singulièrement moins titanesque.

II vaut donc peut-être la peine de rappeler que les problèmes économiques viennent toujours et seulement du changement. Tant que les choses continuent comme avant, ou en tous cas conformément à ce qu’on attendait d’elles, aucun nouveau problème n’émerge qui nécessite une décision ou l’élaboration d’un nouveau plan. Émettre l’idée que les changements, ou du moins les ajustements quotidiens, sont devenus moins importants de nos jours, revient à soutenir que les problèmes économiques sont également devenus moins importants. Cette conviction d’une importance déclinante du changement est, pour cette raison, généralement l’apanage de ceux qui soutiennent que l’importance des considérations économiques a été peu à peu éclipsée par la montée en puissance de la connaissance technologique.

Est-il vrai qu’en raison du caractère élaboré de la production moderne, les décisions économiques ne sont prises qu’à de longs intervalles de temps, par exemple pour l’installation d’une nouvelle usine ou l’introduction d’un nouveau processus de production ? Est-il vrai qu’une fois l’usine construite, le reste étant plus ou moins mécanique, déterminé par le type de l’usine, ceci laisse peu de possibilités de changement pour s’adapter aux circonstances du moment, qui évoluent sans cesse ?

La réponse affirmative à ces deux questions, qui reçoit une approbation très générale, ne se trouve pas confirmée, autant que je puisse le savoir, par l’expérience pratique de l’entrepreneur. Dans une industrie compétitive – et une telle industrie peut servir à elle seule de test -, le souci d’empêcher les coûts de s’accroître requiert un combat constant et absorbe une grande part de l’énergie du dirigeant. Un dirigeant inefficace peut facilement annihiler les différences sur lesquelles repose la rentabilité, et il est possible, avec les mêmes procédés techniques, de produire à une grande variété de coûts : autant de lieux communs, tirés de l’expérience des affaires, qui ne semblent pas être si familiers aux économistes. La très grande force du désir, sans cesse évoquée par les producteurs et les ingénieurs, de pouvoir produire sans être entravés par les considérations de coût, est un témoignage éloquent de l’importance que prennent ces coûts dans leur travail quotidien.

Une des raisons pour lesquelles les économistes sont de plus en plus enclins à oublier les petits changements qui agitent le décor économique tient probablement à leur souci croissant de disposer d’un agrégat statistique qui soit beaucoup plus stable que les mouvements de détail. Cette stabilité relative des agrégats ne peut toutefois être attribuée – comme les statisticiens sont souvent incités à le faire – à la loi des grands nombres ou à la compensation des changements stochastiques. Le nombre d’éléments en cause n’est pas suffisamment grand pour que de telles forces accidentelles produisent de la stabilité. Le flux continuel de biens et de services est maintenu par des ajustements délibérés et constants, par de nouvelles dispositions prises chaque jour à la lumière de circonstances ignorées la veille, par l’intervention de B qui remplace A lorsque celui-ci est défaillant. Même une usine importante et très mécanisée continue à fonctionner grâce à un environnement sur lequel elle peut s’appuyer en cas de besoins inattendus : des tuiles pour son toit, de la papeterie pour ses dossiers, et tous ces mille et un petits équipements qu’elle ne peut elle-même produire et qui doivent être disponibles sur le marché pour que les plans de production de l’usine soient respectés.

A ce sujet, je voudrais peut-être rappeler brièvement que le type de connaissance que j’étudie ne peut pas, par nature, être prise en compte par les statistiques, et ne peut donc pas être transmise à une quelconque autorité centrale sous forme statistique. Les statistiques qu’une telle autorité devrait utiliser ne pourraient être obtenues qu’en négligeant les différences mineures entre les choses, en les réunissant en un seul bloc de ressources de même type, alors qu’il s’agit d’entités qui diffèrent par la qualité ou toute autre particularité d’une manière qui peut se révéler très importante pour l’exercice d’une décision particulière. II s’ensuit que la planification centralisée fondée sur l’information statistique ne peut pas, par nature, prendre en compte directement ces circonstances de temps et de lieu et que le planificateur central devra trouver le moyen de rendre à « l’homme de terrain » le pouvoir de prendre les décisions qui n’appartiennent qu’à lui.

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Si nous pouvons admettre que le problème économique central d’une société est celui de l’adaptation rapide aux changements des circonstances particulières de temps et de lieu, il s’ensuit que les décisions finales doivent être laissées à ceux qui sont familiers de ces circonstances, qui apprécient directement les changements en cause, et savent où trouver les ressources pour y faire face. On ne peut guère s’attendre qu’un tel problème soit résolu en confiant d’abord cette connaissance à un bureau central qui, après l’avoir toute intégrée, transmettrait ses ordres. Nous sommes amenés à résoudre ces problèmes par une certaine forme de décentralisation. Mais ceci ne répond qu’à une partie de notre problème. Nous avons besoin de la décentralisation, car c’est seulement ainsi que nous pouvons nous assurer que la connaissance particulière de temps et de lieu sera rapidement utilisée. Mais l’homme de terrain ne petit décider seul, sur la base de sa connaissance limitée, quoique profonde, des faits de son environnement immédiat. Reste le problème consistant à lui communiquer toute l’information supplémentaire dont il a besoin pour que ses décisions s’intègrent dans toute la structure des changements du système économique entier.

De quelles informations a-t-il besoin pour ce faire ? Quels événements survenus en dehors de son horizon de connaissances sont utiles à sa décision, et combien doit-il en connaître ?

II n’y a presque rien qui advienne en ce monde qui ne pourrait avoir d’effet sur la décision qu’il doit prendre. Mais il n’a pas besoin de connaître ces événements en tant que tels, ni la totalité de leurs effets. Il lui importe peu de savoir pourquoi , à un moment donné, tel type de vis de telle taille est plus demandé que tel autre, pourquoi les sacs en papier sont plus facilement disponibles que les sacs en toile, ou pourquoi le travail qualifié ou certaines machines sont pour le moment plus difficiles à se procurer. Tout ce dont il a besoin est de savoir dans quelle mesure ces biens sont devenus plus ou moins difficiles à obtenir que d’autres biens dont il a besoin, ou la mesure dans laquelle sont plus ou moins demandés les autres biens qu’il produit ou utilise. Il s’agit toujours de l’importance relative des biens particuliers dont il a l’usage, et les causes qui déterminent cette importance relative ne présentent pas d’intérêt pour lui en dehors de leur effet sur les éléments concrets de son propre environnement.

C’est dans cet esprit que ce que j’ai appelé le « calcul économique » au sens propre du terme nous aide, au moins par analogie, à comprendre comment ce problème peut être résolu – et est en fait résolu – par le système des prix. Même un seul agent en possession de toutes les données d’un petit système économique cohérent ne pourrait – à chaque fois qu’un menu ajustement dans l’allocation des ressources devrait être fait – étudier explicitement toutes les relations existantes entre les fins et les moyens qui pourraient être affectées par cet ajustement. C’est en fait l’un des grands apports de la théorie pure des choix que d’avoir démontré de manière concluante que même un seul agent peut résoudre ce type (le problème en construisant et en utilisant à chaque fois des taux d’équivalence (ou des « valeurs », ou des « taux marginaux de substitution »), c’est-à-dire en affectant à chaque type de ressource rare un index numérique qui n’ait aucun lien avec une quelconque caractéristique de ce bien particulier, mais qui reflète ou dans lequel est résumée sa signification au regard de la structure de fins-moyens A l’occasion de chaque petit changement, il devra prendre en compte seulement ces indices quantitatifs (ou « valeurs ») dans lesquels toute l’information adéquate est concentrée ; et en ajustant les quantités une à une, il peut réorganiser de manière appropriée ses dispositions sans avoir à résoudre le problème ab initio , ou sans avoir à étudier à chaque étape la totalité de ses ramifications.

Fondamentalement, dans un système où la connaissance des les faits pertinents est dispersée entre de nombreux agents, les prix peuvent jouer de telle manière qu’ils coordonnent les actions séparées d’agents différents, de la même manière que les valeurs subjectives aident un individu à coordonner les différents aspects de son projet. Il est utile de s’arrêter ici un moment pour étudier un exemple banal et simple du rôle du système des prix, pour voir ce que précisément ce dernier accomplit. Supposons qu’apparaisse dans le monde une nouvelle opportunité pour l’utilisation d’une matière première, par exemple l’étain, ou qu’une des sources de production de l’étain ait disparu. Il importe peu pour notre propos – et il est significatif que cela importe peu – de savoir laquelle de ces deux causes a rendu l’étain plus rare. Tout ce que les utilisateurs d’étain ont besoin de savoir, c’est qu’une partie de l’étain qu’ils consommaient jusqu’alors est maintenant utilisée de manière plus profitable ailleurs et qu’en conséquence, ils doivent économiser l’étain. La plus grande majorité d’entre eux n’a pas même besoin de savoir où la demande supplémentaire est apparue, ou en faveur de quelle autre utilisation il doit y avoir réduction de l’offre.

Si une partie d’entre eux seulement connaît directement la nouvelle demande et y affecte des ressources, et si les agents qui sont conscients du nouveau déséquilibre ainsi apparu le comblent avec d’autres ressources, le processus s’étendra rapidement à l’ensemble du système économique et influencera non seulement tous les usages de l’étain, mais aussi ceux de ses substituts et des substituts de ses substituts, l’offre de tous les produits faits à partir de l’étain et celle de leurs substituts, et ainsi de suite, et ce, sans que la grande majorité de ceux qui seront à l’origine de ces substitutions sache quoi que ce soit de la cause première de ces changements.

Cet ensemble joue comme un seul marché, non pas parce que chacun de ses membres étudie son propre environnement, mais parce que les champs de vision individuels limités se recouvrent suffisamment, de telle sorte qu’à travers de nombreux intermédiaires, l’information en cause est communiquée à tous. Le simple fait qu’il y a un prix pour chaque bien – ou plutôt que les prix locaux sont connectés entre eux pour tenir compte du coût de transport, etc. – détermine la solution qui (d’un pur point de vue conceptuel) aurait été celle à laquelle un agent unique serait arrivé en possédant toute l’information qui est en fait dispersée entre tous les agents impliqués dans ce processus.

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Nous devons considérer le système des prix comme un mécanisme de communication de l’information si nous voulons comprendre sa fonction réelle – fonction qu’il assure évidemment de moins en moins parfaitement au fur et à mesure que les prix deviennent de plus en plus rigides. (Du reste, même lorsque les prix affichés sont devenus relativement rigides, les forces qui opéreraient à travers les changements de prix continuent d’opérer dans une très large mesure à travers les changements des autres termes du contrat.) L’aspect le plus significatif de ce système est l’économie de connaissance qu’il permet, ou, ce qui revient au même, le peu de connaissance dont les participants ont besoin pour pouvoir prendre la bonne décision.

Seule l’information la plus essentielle est transmise, sous une forme abrégée, comme une espèce de symbole, et elle est transmise uniquement aux agents concernés. C’est plus qu’une métaphore que de décrire le système des prix comme une simple machine d’enregistrement du changement, ou un système de télécommunication qui permet aux producteurs individuels de se borner à regarder le mouvement de quelques aiguilles, comme un ingénieur peut consulter quelques cadrans, et d’ajuster ainsi leurs activités à des changements dont ils ne sauront jamais plus que ce que le mouvement des prix aura reflété.

A l’évidence, ces ajustements ne sont probablement jamais « parfaits » au sens où l’économiste les conçoit dans son analyse de l’équilibre. Mais je crains que notre habitude théorique d’envisager cette question en supposant une connaissance plus ou moins parfaite de la part de tout un chacun ne nous ait rendus quelque peu ignorants de la fonction réelle du mécanisme des prix et ne nous ait conduits à dégager des critères erronés pour juger de son efficacité. Ce qu’il y a de merveilleux dans un cas comme celui de la rareté d’une matière première, c’est que, sans qu’il y ait eu d’ordre initial, sans que plus qu’une poignée d’acteurs ait su la cause initiale, des dizaines de milliers de gens dont l’identité ne pourrait être connue que par des mois d’investigation sont conduits à utiliser la matière première, ou ses produits dérivés, avec davantage de mesure, et que, ce faisant, ils agissent de façon adéquate. Ceci est en soi une merveille, même si, dans un monde toujours mouvant, tous n’atteindront pas à ce stade de perfection auquel les taux de profit sont maintenus à leur même niveau constant ou « normal ».

J’ai délibérément utilisé ce mot de « merveille » pour choquer le lecteur et le tirer de la complaisance dont nous faisons preuve à l’égard d’un mécanisme qui est souvent tenu pour acquis. Je suis convaincu que s’il résultait d’une construction humaine délibérée, et que si les individus guidés par les changements de prix comprenaient que leurs décisions ont une portée qui dépasse notablement leur vocation immédiate, ce mécanisme aurait été célébré comme l’un des plus grands triomphes de l’esprit humain. Son double malheur vient de ce qu’il n’est pas un produit du cerveau humain et que les agents qui sont guidés par lui ne savent généralement pas pourquoi ils sont conduits à faire ce qu’ils font. Mais ceux qui réclament « une direction consciente » – et qui ne peuvent croire qu’une chose qui a évolué sans dessein (et même sans que nous la comprenions) puisse résoudre des problèmes que nous serions incapables de résoudre consciemment – devraient se souvenir de ceci : le problème est justement d’étendre le champ d’utilisation de nos ressources au-delà du champ de contrôle ouvert à un esprit humain ; et, par conséquent, de se dispenser du besoin d’un contrôle conscient, et de créer des incitations qui pousseront les individus à agir dans un sens désirable sans que personne n’ait à leur dire que faire.

Le problème que nous rencontrons ici n’est en aucune manière propre à l’économie, mais est relié à peu près à tous les phénomènes sociaux, au langage et à la plupart de notre héritage culturel, et constitue vraiment le problème théorique central de toute la science sociale. Comme Alfred Whitehead l’a dit à un autre propos, « c’est un truisme profondément faux, répété par tous les livres classiques et par les élites lorsqu’elles prononcent des discours, que nous devons cultiver l’habitude de penser ce que nous faisons. La vérité est à l’opposé. La civilisation avance en augmentant le nombre d’opérations importantes que nous pouvons réaliser sans y penser ». Ceci a une profonde signification dans le domaine social. Nous utilisons constamment des formules, des symboles, des règles dont nous ne comprenons pas la signification et grâce auxquels nous profitons d’une connaissance qu’individuellement nous ne possédons pas. Nous avons développé ces pratiques et ces institutions en les construisant sur des habitudes et des institutions qui se sont révélées bénéfiques dans leur propre sphère, et qui a leur tour sont devenues le fondement de la civilisation que nous avons bâtie.

Le système des prix est justement une de ces formations que l’homme a appris à utiliser (bien qu’il soit très loin d’avoir appris à en faire le meilleur usage) après avoir buté dessus sans l’avoir compris. A travers ce système, non seulement la division du travail mais également l’utilisation coordonnée des ressources fondées sur une connaissance également divisée sont devenues possibles. Ceux qui aiment se moquer de cette idée la déforment en insinuant qu’elle revient à dire que par quelque miracle, ce système est spontanément apparu, justement pour être le mieux adapté à la civilisation moderne. C’est exactement l’inverse : l’homme a été capable de développer cette division du travail sur laquelle notre civilisation est fondée parce qu’il a découvert par hasard une méthode qui le lui permettait. S’il ne l’avait pas fait, il aurait pu développer un autre type de civilisation, tout à fait différent, comme l’ « État » des fourmis ou tout autre type inimaginable. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que personne n’a réussi jusqu’à maintenant à concevoir un système alternatif dans lequel certaines caractéristiques du système existant seraient préservées – caractéristiques chères même à ceux qui les critiquent violemment – comme, par exemple, la liberté pour chaque individu de choisir son destin et d’y affecter librement sa propre connaissance et son talent.

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Il est à nombre de points de vue heureux que le débat sur le caractère indispensable d’un système des prix pour un calcul rationnel dans une économie complexe commence à échapper à l’affrontement des camps politiquement opposés. La thèse selon laquelle sans système des prix, nous ne pourrions pas préserver une société fondée sur une division extensive du travail comme la nôtre, fut tournée en dérision quand elle fût pour la première fois énoncée par von Mises il y a vingt-cinq ans. De nos jours, les difficultés que rencontrent certains pour les accepter ne sont plus principalement politiques, et ceci rend l’atmosphère plus favorable à une discussion raisonnable.

Lorsqu’on voit Léon Trotsky soutenir que « la comptabilité économique est impensable sans relations de marché » ; lorsque le professeur Oscar Lange promet au professeur von Mises une statue dans la grande salle du futur Bureau de planification centrale ; et lorsque le professeur Abba P. Lerner redécouvre Adam Smith et souligne que l’utilité essentielle du système des prix consiste en ce qu’il conduit l’individu, qui veut satisfaire son propre intérêt, à agir dans le sens de l’intérêt général – les différences ne relèvent plus en vérité des préjugés politiques. Les avis contraires procèdent davantage d’oppositions purement intellectuelles et plus particulièrement méthodologiques.

Un point de vue récent du professeur Joseph Schumpeter, exprimé dans Capitalisme, socialisme et démocratie, reflète précisément ces différences méthodologiques auxquelles je fais allusion. Son auteur occupe une place prééminente parmi les économistes qui étudient les phénomènes économiques à la lumière d’une certaine branche du positivisme. Pour lui, ces phénomènes apparaissent comme mettant en jeu des quantités données de biens, qui s’ajustent pratiquement sans intervention des agents humains ni, semble-t-il, une quelconque intervention d’esprits humains. Ce substrat de sa pensée me permet à lui seul de comprendre l’affirmation suivante, qui ne m’en parait pas moins renversante. Le professeur Schumpeter soutient que la possibilité d’un calcul économique rationnel en l’absence de marchés des facteurs de production vient, pour les théoriciens, « de la proposition élémentaire que les consommateurs, en évaluant (« demandant ») des biens de consommation, ipso facto évaluent également les biens de production qui entrent dans la production de ces biens ».

Pris littéralement, cet argument est tout simplement faux. Les consommateurs ne font rien de la sorte. Ce que le « ipso facto » du professeur Schumpeter veut probablement dire, c’est que la valorisation des facteurs de production est contenue dans – ou nécessairement dérivée de – la valorisation des biens de consommation. Mais ceci n’est pas davantage exact. L’induction est un procédé logique qui n’a de sens que lorsque les propositions qu’il met en jeu sont présentes en même temps à un esprit donné. Il est évident, au contraire, que la valeur des biens de production ne dépend pas seulement de l’évaluation des biens de consommation, mais tout autant des conditions d’offre des différents facteurs de production. Tous ces faits devraient être simultanément connus à un esprit donné pour qu’il connaisse la réponse qui en découle. Le problème pratique, toutefois, naît précisément de ce que l’ensemble de ces faits n’est jamais donné à un seul esprit et qu’en conséquence il est nécessaire, pour résoudre le problème, de tenir pour acquis que la connaissance est dispersée entre de nombreux individus.

Le problème n’est donc en rien résolu si nous pouvions montrer que tous les faits, s’ils étaient connus par un esprit unique (comme, par hypothèse, ils sont censés avoir été donnés à l’économiste qui fait ses observations), détermineraient la solution. Nous devons montrer au contraire comment cette solution est générée par les interactions entre des individus qui chacun ne possède qu’une connaissance partielle. Supposer la connaissance donnée à un seul esprit, de la même manière que nous supposons qu’elle nous est donnée en tant qu’économistes voués à l’analyse, évacue le problème et néglige tout ce qui est important et significatif dans le monde réel.

Qu’un économiste de la réputation du professeur Schumpeter soit ainsi tombé dans le piège que l’ambiguïté du terme « donné » tend aux inattentifs, ne peut guère s’expliquer par une simple erreur. Cela donne plutôt à penser qu’un vice fondamental affecte une approche qui néglige systématiquement une partie essentielle des phénomènes dont nous devons nous occuper : le caractère nécessairement imparfait de la connaissance humaine et le besoin subséquent d’un processus par lequel la connaissance est sans arrêt communiquée et acquise. Toute approche, comme celle de l’économie mathématique avec ses équations simultanées, qui part en réalité de l’hypothèse selon laquelle la connaissance des individus correspond aux faits objectifs de la situation, oublie systématiquement ce dont nous devons rendre compte en premier. Je suis loin de contester l’utilité, pour notre système, de l’analyse en termes d’équilibre. Cependant, quand elle conduit certains de nos plus éminents penseurs à croire que la situation qu’elle décrit peut servir à résoudre les problèmes concrets, il est temps de se rappeler qu’elle ne traite pas du tout du processus social et ne constitue pas plus qu’un préalable utile à l’étude du problème principal.