Un titre insolite a priori… Ce que racontent les cannes à sucre. On serait tenté de dire : pas grand chose. Et pourtant. Les champs de cannes à sucre peuvent receler de lourds secrets, et ceux qui les plantent encore davantage !
Une jeune femme se rend à l’ile Maurice en vue de préparer le scénario d’un document sur Malcolm de Chazal, un ancien poète, qui est aussi la fierté des Mauriciens. Et c’est la plongée dans un autre univers, et même des univers multiples, entre magnats du sucre, artistes, et surtout un être fantomatique, le spectre de Mesmin, un ancien planteur de cannes à sucre du siècle avant-dernier, entendez le début du XIXième. Après avoir cherché ses repères dans cette île complexe, où se mêlent parfums, intérêts divers, couleurs et peuplades de toutes origines, notre scénariste prend la plume, mais pas pour rédiger des notes ou un début de scénario, elle prend la plume sous la dictée de ce fantôme d’un autre âge, qui semble prendre possession d’elle et lui imposer de l’écouter et de retranscrire sa vie. Sa vie justement, nous y voilà, les cannes à sucres sont bavardes. C’est que ce planteur, Mesmin, n’est pas un simple ouvrier. Il a toute une origine, un passé. C’est là que vont se croiser diverses époques et lieux. Des sauts de deux cents ans, des aller-retour entre présents et passés, entre l’île, l’Inde, la France, car Maurice est un carrefour de civilisations, amalgame d’Afrique, d’Asie et de colonie européenne. Et le récit acquiert des dimensions multiples.
C’est un roman qui certes n’est pas des plus simples et que le lecteur devra mériter. L’auteur ne nous a pas mâché la tâche et ne s’abstient pas d’un mot de vocabulaire inusité ou d’une tournure de phrase peu conventionnelle. L’auteur jongle aussi bien avec son histoire qu’avec les mots. Mais c’est un récit dense et riche à tout point de vue, où il faudra recomposer les éléments. L’histoire va de cahot en bosse, à deux voix, la narratrice, qui est elle-même dépositaire du message de Mesmin, à deux siècles d’intervalle. C’est un voyage fascinant pour qui se donne la peine de se laisser emporter, où l’on emprunte navires à trois mats aussi bien que vieux bus sur les chemins chaotiques de cette île singulière. Le petit côté surnaturel des dialogues (ou monologues plutôt) avec Mesmin donne une ambiance fantastique, sans pour autant que le roman puisse être versé dans cette catégorie, car il est plus que cela.
Ce roman est à l’image des lieux et des époques qu’il décrit, broussailleux, chamarrés, bigarrés, métissés. Et patatras, mon navigateur se plante et je perds tout un paragraphe de mon article, et zut…! Où en étais-je ? Je crois que je parlais du style. Bon. Le style est singulier et personnel, rigoureux, et il sait se départir de quelques usages courants pour gagner en personnalité, ce qui est le symbole même d’une liberté d’artiste. Aucun écrivain ne voudrait être privé d’une nuance. Écriture riche en détails aussi, ce qui crée une ambiance réalise, entretenue de page en page. Le décor est somptueusement planté. L’histoire nous révèle quelques surprises et rebondissements. Je recommande ce roman à tout lecteur habitué (entendez qui lit autre chose que Lévy ou le Club des cinq), et disposé à s’investir dans une lecture méritoire. Attention à ne pas le laisser trop longtemps de côté, sous peine de perdre le fil ténu que la narratrice déroule de façon assez discrète, mais avec beaucoup de talent.
« Deux chemins s’offraient à moi. Je pouvais me résigner à la condition d’un métis pauvre, trouver un emploi de gendarme ou d’homme de garnison peut-être, subissant les humiliations réservées aux corps de gens de couleur, ou me hisser à la condition subalterne, de régisseur sur une propriété où j’aurais eu à obéir docilement aux ordres du maître. Je pouvais tenter la fortune dans le commerce ou la culture du sucre; dans les deux positions, les nécessités des temps m’imposaient d’acheter des bras, et donc les créatures qui les animent.
Je suis fier de ce que je suis devenu, j’ai l’ambition de te faire partager ce jugement; en un point de l’histoire, un esprit déterminé se sent assuré de ses choix. »
Un autre point de vue chez Daniel.
Le site de l’éditeur, que je remercie pour sa confiance.
Ce que racontent les cannes à sucre – Annik Mahaim. Editions Plaisir de Lire
Date de parution : 25/05/2011