La Rêveuse, 23 juin 2011. Photographie de Gérard Proust.
Le Festival de la Grange de Meslay-Fêtes musicales en Touraine, créé en 1964 à l’initiative du pianiste Sviatoslav Richter constitue un rendez-vous goûté des mélomanes qui célèbre, dans une ambiance de bienveillance teintée de distance typique du public local, ce que l’on appelait, il y a quarante ans, la « grande musique », majoritairement, donc, les œuvres célèbres des XIXe et XXe siècles. Le concert de l’ensemble La Rêveuse, qui s’est déroulé dans la soirée du 23 juin 2011, se situait doublement en marge des habitudes de cette manifestation, non seulement par son heureuse délocalisation vers la merveilleuse acoustique du réfectoire partiellement roman du Prieuré de Saint-Cosme, mais surtout par l’ancrage de son programme dans la musique française du Grand Siècle.
La première partie du concert était dévolue à Sébastien de Brossard (1655-1730), dont les amateurs de musique baroque connaissent hélas généralement plus, aujourd’hui, le rôle déterminant qu’il joua dans la préservation de larges pans du répertoire que les œuvres qu’il composa. Pourtant, ses facultés d’assimilation des principaux idiomes musicaux de son temps, italien, germanique et français, font de celui qui échoua systématiquement à s’installer à Paris et dut se résoudre à faire sa carrière à Strasbourg (1687-1698) puis à Meaux (1698-1715), un compositeur passionnant. L’Oratorio sopra l’Immaculata Conceptione Della B. Vergine et le Dialogus Pœnitentis Animæ cum Deo, respectivement de la période de Meaux et de la fin de celle de Strasbourg, montrent à quel point le musicien a su comprendre et digérer l’exemple de ses prédécesseurs, Giacomo Carissimi (1605-1674) pour l’Oratorio, Henry du Mont (1610-1684) pour le Dialogus, tout en étant extrêmement attentif aux tendances plus « modernes » de son temps, particulièrement le souci accordé à la théâtralisation des affects exprimés par les textes. Reprenant une partie du programme de son récent enregistrement dans une distribution presque similaire, La Rêveuse confirme sur scène l’excellence de sa prestation discographique et ses affinités avec la musique de Brossard. Dès la Sonatina qui ouvre l’Oratorio, le ton juste est trouvé, celui du divertissement spirituel propre à charmer autant qu’à édifier, à la fois théâtre et prière, exact reflet des tableaux religieux produits à la même époque, ceux de Jean Jouvenet ou d’Antoine Coypel. Mobilisant instantanément leurs ressources et les déployant avec toujours plus de conviction au fil des minutes, chanteurs et instrumentistes exaltent les contrastes marqués voulus par le compositeur dans l’Oratorio, de la tendre prière en duo « Sordes ablue » dans laquelle s’équilibrent parfaitement les tempéraments, l’un méditatif, l’autre plus ardent, d’Eugénie Warnier et d’Isabelle Druet, à l’exaltation du trio « Victor retunde », où Vincent Bouchot se joint très efficacement aux deux chanteuses, ou au chœur d’Adam et des Ancêtres, parcouru de douloureuses dissonances rendues avec une maîtrise certaine par Jeffrey Thompson, Benoît Arnould et Vincent Bouchot. Le Dialogus est, par sa structure même, moins spectaculaire, puisqu’il ne mobilise que deux chanteurs, mais Isabelle Druet et Jeffrey Thompson parviennent à incarner si pleinement, l’une une Âme pénitente pleine de l’ambiguïté des Madeleine baroques dont la repentance se tient sur le fil ténu qui sépare la contrition de l’extase, l’autre un Dieu dispensant avec beaucoup de justesse distance et douceur, que l’on n’a pas un instant l’impression d’entendre de sèches allégories mais bien deux êtres de chair et de sang qui se séduisent et s’enflamment mutuellement, cette sensation culminant dans le dialogue « O Pater mi ! O dilecta anima ! Veni, veni » dont le caractère haletant prend ici une dimension sensuelle presque érotique totalement en situation.
Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) est, réutilisation du Prélude en Rondeau de son Te Deum comme indicatif de l’Eurovision oblige, mieux connu du public que Brossard, à qui il souffla d’ailleurs, en 1698, le poste de maître de musique de la Sainte-Chapelle. Compositeur prolifique de ces Histoires sacrées dont il avait appris la science à Rome auprès de Carissimi, son Mors Saülis et Jonathæ, composé au début des années 1680 pour les Jésuites, précède de quelques années sa tragédie biblique David & Jonathas (H.490), représentée au Collège Louis-le-Grand le 28 février 1688. Traversée d’échos guerriers, d’apparitions prophétiques, de sang versé, l’œuvre est assez sombre et fortement dramatique, scandée par des chœurs qui lui confèrent un indéniable caractère solennel, par instants presque terrible. Pour sa première incursion dans la musique de Charpentier, le moins que l’on puisse dire est que La Rêveuse enthousiasme sans guère de réserves. Même si l’effectif de huit solistes demandé par le compositeur n’a pu être respecté, les cinq chanteurs s’acquittent parfaitement de leurs rôles (doublés, donc, pour certains d’entre eux). Vincent Bouchot, s’il se montre peut-être un rien plus convaincant dans les imprécations de Samuel que dans les pleurs de David, incarne ces deux personnages aux caractères éloignés l’un de l’autre avec beaucoup de vaillance et de justesse, Benoît Arnould est un Saül bien chantant, mais la palme revient incontestablement à Jeffrey Thompson, dont la Maga (la pythonisse interrogée par Saül) est un véritable feu d’artifice d’affects contrastés, délivré avec un abattage vocal et théâtral stupéfiant et un jeu très fin sur les registres tragique et comique. Les chœurs, réunissant les cinq solistes, sont interprétés de façon à la fois homogène et dynamique, assumant parfaitement leur double fonction de commentaire et de relance de l’action. Il faut, enfin, saluer tout particulièrement la prestation des instrumentistes, dont la concentration, la maîtrise et la passion tout au long du concert font plaisir à voir, qu’il s’agisse des violons souples et bien timbrés de Stéphan Dudermel et Olivier Briand, des claviers tenus avec l’inventivité et la rigueur qu’on leur connaît par Bertrand Cuiller au clavecin et Emmanuel Mandrin à l’orgue, ou de la basse de viole chaleureuse de Florence Bolton et du soutien impeccable du théorbe de Benjamin Perrot, qui, tous deux, assurent la direction de l’ensemble avec autant de précision que de discrétion, ainsi qu’un sens très sûr des exigences comme des beautés de ces musiques du Grand Siècle.
Ce concert sonne donc comme la confirmation des qualités de l’ensemble La Rêveuse qui poursuit, depuis maintenant quelques années, l’exploration de pans méconnus du répertoire baroque avec un bonheur sans cesse croissant et un courage dont d’aucuns seraient bien avisés de s’inspirer. Compte tenu des faiblesses des quelques versions discographiques de Mors Saülis et Jonathæ existantes et du niveau de cette prestation, on espère vivement que la valeureuse équipe réunie à Tours ce soir du 23 juin 2011 aura l’opportunité de l’enregistrer dans un futur pas trop lointain.
Sébastien de Brossard (1655-1730), Oratorio sopra l’Immaculata Conceptione Della B. Vergine (SdB.56), Dialogus Pœnitentis Animæ cum Deo (SdB.55).
Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Mors Saülis et Jonathæ, H. 403.
La Rêveuse :
Eugénie Warnier, dessus. Isabelle Druet, bas-dessus. Jeffrey Thompson, haute-contre. Vincent Bouchot, taille, Benoît Arnould,
basse.
Stéphan Dudermel & Olivier Briand, violons. Bertrand Cuiller, clavecin. Emmanuel Mandrin, orgue.
Florence Bolton, basse de viole & direction.
Benjamin Perrot, théorbe & direction.
Accompagnement musical :
Sébastien de Brossard :
Oratorio sopra l’Immaculata Conceptione Della B. Vergine :
1. Sonatina
2. Trio : « Victor retunde Tartarum »
Eugénie Warnier, Isabelle Druet, Vincent Bouchot
Dialogus Pœnitentis Animæ cum Deo :
3. « O quas blanditias ! »
Chantal Santon Jeffery, Jeffrey Thompson
Je remercie chaleureusement Aline Pôté et Gérard Proust de m’avoir autorisé à utiliser une des photographies prises durant le concert.