Il descendit le chemin sans encombres, le trouva propret, élargi, désherbé, épierré, nivelé : un accès d’aire de repos. Les progrès conjoints de la génétique, du conformisme et de l’autodiscipline avaient aussi permis de normaliser Cerbère. Au lieu de lancer trois gueules furieuses, le chien de garde dodelinait une tête de cocker cool, en surgé post-soixante-huitard, du genre à dire «Entrez, sortez, c’est à vous de voir, vous êtes bien assez grands».
La barque de Charon n’avait pas moins évolué : des banquettes rembourrées pour le confort et un système de pédales qui, libérant le nocher du souci de la rame, lui permettait de commenter la visite : quelque chose comme une promenade dans les hortillonnages. « Non, non, on a eu beau moderniser, confia le passeur à Arion, rien n’y fait, ce n’est plus rentable. Les morts d’aujourd’hui préfèrent monter que descendre. Ils disent que Là-haut c’est plus sain. On ne lutte pas contre une tendance lourde. Hadès est catégorique : on finit la saison et on met la clé sous la porte. Ensuite ? je ne sais pas trop. J’ai reçu des offres de reconversion en altitude, dans la gestion du personnel, la communication. Faut voir. Moi, ça me fend le cœur, j’aimais bien ici le contact humain, la lumière tamisée, la fraîcheur, un mot de réconfort aux arrivants, un sourire, la petite pièce. Là-haut, je suis allé voir, c’est clean, design, on dit maintenant graphique, moi je dirais désincarné. Enfin, c’est ainsi, tout passe… Je vous dépose où ? » Arion voulait surtout revoir ses parents, tous deux tués sur le coup dans un accident de char quand il avait trente ans. «Je les connais , dit Charon, des êtres charmants, qui veulent toujours m’avoir à dîner, les pauvres… C’est très simple. Vous prenez le boulevard de l’Avenir jusqu’au carrefour du Cèdre, puis, à droite, l’avenue des Oliviers jusqu’à l’îlot 3bis, une maison blanche aux volets bleus. Vous ne pouvez pas vous tromper.»
En chemin, Arion put saluer du beau monde : Didon toujours très remontée contre Enée ; Narcisse faisant des bouquets pour Echo, Prométhée des tisanes pour le foie ; Pénélope tirant l’aiguille pendant qu’Ulysse défiait encore aux osselets les prétendants. Mort noyé dans le Pactole, Midas demandait à Crésus les cours de la bourse. Cassandre annonçait à tout venant, dans les haussements d’épaules, la fin de la traction animale et de l’écriture manuelle. Comme Arion s’étonnait de ne voir nulle part Orphée ni Eurydice : « Déjà emménagés là-haut, soupira la prophétesse. Ils étaient très demandeurs, bien moins poètes qu’on ne le croyait, toujours à parler confort, normes sanitaires, énergies renouvelables. Mais vous verrez, vous verrez, tous ici, tous, ils voudront aller tâter de l’ailleurs fonctionnel, de l’au-delà moderne ! Je finirai toute seule.»
Parvenu à l’îlot 3bis, Arion vit soudain accourir à sa rencontre un jeune homme et une fillette, qui se jetèrent dans ses bras en l’appelant « mon petit ».
-Qui êtes-vous donc ? dit le chanteur interloqué.
-Mais tes parents ! dit le jeune homme. Ne t’étonne pas de la différence d’âge. La particularité de cet îlot est que les morts y sont figés dans l’apparence qui était la leur au moment de leur plus grande joie. Cela nous dévoile un peu mais tant pis. Moi j’ai donc dix-huit ans, deux mois, six jours, vingt-deux heures trente : c’est l’instant où ta mère m’a dit oui.
-Moi, dit la fillette, pour l’éternité j’ai cinq ans, huit mois, trois jours, dix-sept heures cinq : la minute où mon père s’est réveillé. Le prêtre était parti, le menuiser finissait le cercueil, ma mère songeait à ce qu’elle cuisinerait pour le repas des funérailles ; moi je tenais la main froide de papa, je murmurais : « Reste, reste, ne me laisse pas, reste, reste », comme ça une heure, et la famille qui marmonnait qu’il y a quand même autre chose à faire dans des moments pareils. Et voilà qu’à la seconde où sont entrés les croque-mort, la main de papa a tiédi, il a ouvert les yeux, il a juste dit : « Je crois que ça peut attendre. » Il s’est levé, m’a mis sur ses épaules et nous sommes sortis faire notre promenade sur la colline … Tu a l’air déçu, mon petit Arion.
-Un peu, oui. J’ai toujours cru que votre plus grande joie, c’était moi. J’aurais préféré vous retrouver à l’âge de ma naissance.
Ils sourient mélancoliquement, prennent le vieillard mélodieux par la main, font le tour du propriétaire : une petite maison coquette, toute équipée pour la vie, mais sans elle.
-Et toi, mon chéri, quel est ton âge ? demande la mère.
-Je suis mort à quatre-vingt-dix ans, dit Arion.
-Tu ne les fais pas, dit le père. Soixante-dix tout au plus. Sûrement l’âge de ta plus grande joie. Cherche. Ce ne serait pas cette histoire de pirates ? Ton retour à dos de dauphin ? On l’a appris, on était morts de rire !
-Non, dit Arion, ma plus grande joie c’est dix années plus tard. Quatre-vingts ans pile. Environ quinze heures. On était au dessert, j’allais souffler les bougies. Voilà soudain que mes quatre pirates, sortis de prison régénérés par la musique, se pointent dans mon cercle de famille avec lyre, cithare, aulos et syrinx, nous jouent un pot pourri de mes anciens succès et s’offrent à m’accompagner sur mon dernier tube. J’en pleurais.
-Quel tube ? demande le père.
-La Complainte d’Aphrodite, dit Arion. Elle avait relancé ma carrière à soixante-seize ans. En gros, ça raconte que le monde est dur et doux ; la chair splendide et limitée, délicieuse et souffrante ; l’âme, le petit plus qui lui donne des couleurs jusqu’au bout ; et qu’au total, malgré parfois les apparences, il vaut mieux naître que pas.
-C’est très vrai, mon chéri ! dit la fillette. Entre un peu. Tu veux une tasse de thé ?
-Ce serait de bon cœur, maman, mais je crois bien que nous n’avons plus les organes pour.
-Raison de plus, canard. Ce n’est pas parce qu’on est mort qu’il faut se laisser abattre !
Arion
Ulysse et compagnie, février-mars 2011