De la Foire de Bâle, maintenant close, je n'écrirai que sur les sections Unlimited et Statement, réservées respectivement aux grandes installations et aux jeunes artistes, plutôt que de vous réciter la litanie des stands sur lesquels je suis passé trop vite. Ce sont en effet les deux endroits où on peut voir les pièces de plus grande qualité, les pièces qui ne dépareraient pas une biennale ou un musée. Commençons par un jeune inconnu Petrit Halilaj (galerie Chert de Berlin) qui a transporté 55 mètres cubes de terre depuis la colline ancestrale de sa famille au Kosovo jusqu'à Bâle, donnant à la terre de Kostërrc une nouvelle identité helvétique, ajoutant (CH) à son titre, en faisant un immigré précaire, qui demain sera acheté, dispersé ou renvoyé. Son compatriote Sislej Xhafa avait transporté ses meubles; Halilaj transporte le bien historique, mémoriel, intouchable, la terre elle-même, travail sur le territoire et sur la migration, tout simple et très puissant.
Le dessin indécis de Robert Longo du Mur des Lamentations est de la même veine, incertitude sur le lieu saint, sa légitimité et son pouvoir faste et néfaste (cette série God Machines comprend aussi la Mecque et Saint-Pierre de Rome, pas montrés ici), tout comme les grands dessins d'Alain Huck, à la lumière sombre et voilée, pleins de forces obscures; celui-ci reprend une photographie aérienne prise depuis un drone en Afghanistan (Tragedy or Position).
Il est sans doute aussi question de territoire et de conflit quand Daniel Buren reprend ici les palissades qui entouraient le chantier des colonnes au Palais Royal en 1986/88 avec leurs slogans, la plupart du temps opposés, voire injurieux. L'intérieur reprend les bandes rouges et blanches, mais surtout le sol rouge, inaccessible est ici comme un sanctuaire. On peut aussi écouter un radio-trottoir de l'époque où les défenseurs du patrimoine de tous acabits s'en donnent à coeur joie, comme toujours (Autour du retour d'un détour - Inscriptions).
On passe ensuite aux très grands formats, la barrière de briques de Kendell Geers (Hanging Piece), pièce qu'il conçut en 1993 à un moment très troublé en Afrique du Sud, pièce alors éminemment politique, évoquant les luttes contre l'apartheid; il la revisite aujourd'hui de manière plus distante, comme un 'talisman magique' entre le futur et le passé. Le spectateur doit naviguer entre ces briques mobiles, familières et dangereuses.
Tout aussi impressionnante, mais sur un autre plan, est l'installation de néons de Jason Rhoades Madinah : chaque mot en néon reprend un nom désignant les organes sexuels féminins dans une variété de langues, d'argots et de codes. C'est comme un immense blason, un autel, et les cables électriques rouges semblent eux aussi avoir une dimension sexuelle évocatrice.
On peut encore noter les pièces d'Anish Kapoor ou de Mona Hatoum (Impénétrable), d'Erik van Lieshout ou de Goshka Macuga, mais je voudrais aussi parler de deux travaux photographiques assez particuliers : Vera Lutter (bien connue pour ses camerae obscurae géantes) photographie New York à travers les vitres d'une horloge au sommet d'un entrepôt et suspend les quatre panneaux, permettant qu'on s'y mesure, qu'on s'y reflète, qu'on s'y voit à travers (Folding Four in One).
Lisa Oppenheim (galerie Jongma d'Amsterdam; aussi repérée par LBV) utilise une vue du soleil sur plaque de verre datant de 1876 et en réalise de nouveaux tirages à la lumière du soleil, seulement les jours où le soleil brille suffisamment : l'installation aux murs traduit le temps qu'il passe et le temps qu'il fait, les vides marquant les jours sans soleil, sans tirage (Heliograms).
Deux séries enfin : celle où Matthew Buckingham nous donne à voir l'autoportrait de Caterina van Hemessen, en nous faisant déchiffrer à l'aide d'un miroir les textes explicatifs, et celle de 180 timbres représentant des femmes nues par Hans-Peter Feldmann (Stamps with Paintings), collection obsessionnelle soigneusement alignée sur une petite étagère, où l'on trouve quelques surprises comme ce nu chaste de Modigliani sur un timbre d'un des Emirats Arabes Unis (peut-on dès lors être rassuré sur la capacité du Louvre Abu Dhabi à accepter des tableaux de nus ?).
Un coup de gueule pour finir contre la galerie Alfonso Artiaco de Naples : c'est la première fois qu'on ne peut pas marcher sur une installation de Carl André, lequel a, à ma connaissance, toujours exigé que ce soit le cas.
Photos de l'auteur. Robert Longo, Daniel Buren, Vera Lutter et Hans-Peter Feldmann étant membres de l'ADAGP, les photos de leurs oeuvres seront ôtées du blog au bout d'un mois.