Le site de Libération nous apprend en date du 23 juin 2011 qu'un livre, signé Marie Aynié, Les amis inconnus, Se mobiliser pour Dreyfus, 1897-1899 vient d'être édité chez Privat. Le célèbre capitaine, dont la dégradation de l'armée française dura douze ans, reçut des soutiens d'anonymes, sensibles à la mobilisation d'intellectuels comme Emile Zola, alors en pointe du mouvement, ou encore Anatole France.
La prise de position de ce dernier peut surprendre quand on sait qu'au départ, France « flirte » avec les grandes figures du nationalisme hexagonal. L'auteur des Dieux ont soif ne va pourtant cesser d'évoluer, de penser contre lui-même pour finalement se couper de ceux dont il se sentait proche : Charles Maurras et Maurice Barrès.
Dans un livre passionnant auquel La Revue des deux mondes a décerné son prix 2011 le 7 juin dernier, Guillaume Métayer retrace ce cheminement francien et redonne toute son importance à un auteur avec lequel l'histoire – pas seulement littéraire d'ailleurs – s'est parfois montrée ingrate, minimisant, au mieux, son importance, au pire, l'oubliant purement et simplement.
Dès les premières lignes, Guillaume Méyater rend hommage à ceux qui, avant lui, se sont intéressés à Anatole France, comme Marie-Claire Bancquart, éditrice de France dans la « Bibliothèque de la Pléiade », auteur d'une biographie intellectuelle dans laquelle elle présente l'écrivain sous les traits d'Un Sceptique passionné.
Ce scepticisme naît sans doute d'une méfiance naturelle vis-à-vis de l'émotion. Fonder une opinion sur ce seul baromètre individuel serait trop court selon Anatole France pour qui l'intelligence critique doit toujours tempérer le seul ressenti.
Anatole France garde toujours foi dans la capacité de la raison à contrebalancer les tendances instinctives et émotives, à les modérer, à les maîtriser. Les valeurs qu'il professe tendent même, on le verra, à négliger au sein de la trilogie classique, l'émotion (« movere »), au bénéfice de l'instruction (« docere ») et du plaisir (« delectare »).
Anatole France fait donc de cette modération le fil rouge de son œuvre :
Le roman francien est, par excellence, le lieu de cet arrachement à la tyrannie de l'opinion personnelle, comme en témoignent les débats contradictoires entre l'abbé Lantaigne et M. Bergeret, moments de grâce du débat spéculatif, qui planent loin au-dessus des intérêts partisans et des enfermements passionnels.
Politiquement, la prudence francienne se démarque ainsi très nettement des imprécations nationalistes qui se déchaînent lors de l'affaire Dreyfus. Pour Maurras et Barrès, Alfred Dreyfus est coupable, les faits sont là, têtus. Il n'y aurait pas lieu de discuter. D'autant que cette affaire célèbre de la Troisième République permet à la droite extrême de régler quelques comptes politiques.
Pour eux (les nationalistes), les droits de l'individu défendus par les partisans de Dreyfus sont les droits de la Révolution. Ils en sont issus historiquement, elle procède logiquement de leur affirmation face aux ordres constitués. Pour Maurras, les exigences de la liberté des « individus », un terme qu'il récuse au profit de celui de « personnes », mènent à l'anarchie et à l'atomisme. Dans le fond, Dreyfus, même innocent, doit être sacrifié, car il en va du salut de la communauté nationale, plus importante que les individus ou les personnes qui la composent, dans la mesure où elle est principiellement et, par conséquent, hiérarchiquement première et la condition sine qua non de leur existence même.
Dreyfus, pour les nationalistes, est le symbole d'un système honni, celui qui « ose » promouvoir le triptyque « Liberté, Egalité, Fraternité », la devise d'une République haïe.
Dans l'interprétation néo-monarchiste de l'histoire de France, la décadence a frappé la nation en trois vagues, les « trois R », la Réforme d'abord, la Révolution ensuite, le Romantisme enfin, même esprit individualiste de la table rase appliquée successivement à la religion, à la politique et à la littérature. LE quatrième R., Rousseau, est perçu comme un point d'intersection littéraire de ces trois mouvements.
La distanciation progressive d'Anatole France vis-à-vis du nationalisme est très apparente, signifie Guillaume Métayer, dans ses romans historiques :
le choix de la littérature historique peut se comprendre comme une manière de sauver l'histoire de l'historicisme universitaire en la rendant aux nuances, aux émotions et aux réflexions d'une subjectivité vivante et enracinée.
Nuances, émotions, subjectivité : ces trois termes apparaissent ainsi en totale contradiction avec les conceptions maurrassiennes ou barrésiennes lesquelles voient dans l'expression du moi une antichambre au romantisme tant détesté.
La subordination de la sensibilité à la raison est l'idée-force de la campagne antiromantique de Maurras et de son entreprise de fonder le nationalisme sur une forme de rationalisme compris comme l'émanation organisée de l'empirisme, comme les lois générales et fécondes d'une culture tirées, par induction, de son histoire, en un mot une exploitation intelligente des déterminismes fondamentaux.
Plus loin :
(Chez Maurras) la souveraineté de l'intelligence doit dominer les vertiges de l'émotion.
Le fossé ne cesse donc de se creuser avec Maurras. Avec Zola, pourtant porte-étendard de la cause dreyfusarde, l'opposition est toute aussi forte au départ, rappelle Guillaume Métayer. A la lecture de ce qui suit, on comprend que France reproche aux deux hommes, opposés politiquement, ou, plus exactement, aux deux courants de pensée qui sont les leurs, d'être trop « cliniques ».
France s'oppose aussi à cette tendance sœur du naturalisme qu'est le scientisme. Comme le naturalisme en effet, le scientisme entend restituer toute la réalité, conçue de manière scientifique, dans l'œuvre littéraire et, non contente de se passer ainsi de la puissance de choix du goût, prétend le faire sans recourir aux ressources traditionnelles de l'imagination.
France et Zola finiront pourtant par se rapprocher. Au point que le premier prononcera l'éloge funèbre du second, le 5 octobre 1902. Les deux écrivains trouveront un terrain d'entente dans le respect qu'ils ont chacun pour l'Homme, un Homme dépouillé de ses convictions politiques, philosophiques, et religieuses.
Religieuse aussi car l'une des passionnantes questions posées par le livre est : Anatole France était-il anti-juif ? L'invitation à réflexion est surprenante quand on connaît le positionnement du futur prix Nobel de littérature durant l'affaire Dreyfus. Le livre n'apporte pas de réponse définitive à l'antisémitisme supposé de l'écrivain. Peut-être parce que, en se faisant l'avocat du diable, on peut soutenir que défendre un homme au nom de la vérité des faits et défendre un « officier juif » (pour reprendre les termes utilisés par certains à l'époque des faits) sont deux choses différentes.
Guillaume Méyater va plus loin quand il évoque les rapports de France à la religion, pas seulement juive. Il évoque une...
… hostilité à la religion sous toutes ses formes.
(…)
il fait le pari de « dissoudre l'Eglise dans la liberté »
Pour autant, Anatole France ne semble pas chercher à démolir les religions brutalement, de façon irrespectueuse. Cela le distingue d'un de ses illustres prédécesseurs :
C'est la grande différence avec l'ironie voltairienne : celle de France, avec la discrétion du chat Hamilcar de Sylvestre Bonnard dans la « cité des livres », se coule voluptueusement dans des modèles qu'elle mine de l'intérieur, tandis que Voltaire cherche à créer un violent « pathos de la distance », vis-à-vis des figures cléricales et ascétiques, exagérant jusqu'à la scatologie, le dégoût qu'elles inspirent à l'honnête homme du XVIIIͤ siècle.
Anatole France est plus fin, mais peut-être aussi plus sournois, du coup :
en présentant la foi comme un charme du passé, France s'est fait, non sans habileté perverse, le fossoyeur en même temps qu'il en convoque les séductions.
Et c'est sans doute pour cela qu'il ne se sert pas la religion pour attaquer la Révolution de 1789.
France critique la Terreur (même s'il a tempéré son tableau, par rapport aux Autels de la Peur) mais la Révolution ne lui semble pas, contrairement à la tradition de la pensée ouverte par Joseph de Maistre, un châtiment divin.
Anatole France apparaît donc davantage comme un sceptique résolu, qui ne peut donc adhérer pleinement à une école de pensée quelle qu'elle soit. On peut y voir la preuve d'une certaine lâcheté. J'y ai plutôt vu la sagesse d'un intellectuel qui fait preuve d'un humanisme dépouillé de toute forme de béatitude, d'une lucidité n'empêchant pas l'intelligence du cœur, et surtout d'un esprit modéré sachant se garder de hurler avec les loups.
Que mille intellectuels franciens s'épanouissent.