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Les deux frères

Publié le 24 juin 2011 par Corboland78

Sam et Dave vivaient ensembles depuis toujours, enfants avec leurs parents dans cette petite ferme, puis après les décès successifs du père et de la mère ils avaient continué à exploiter le maigre domaine plus par tradition que par conviction, un hommage à la sueur versée par le père et aux larmes de la mère durant ces longues années où ils frôlèrent la misère, luttant tant bien que mal contre l’adversité mais maintenant le cap pour ce qu’ils espéraient être le meilleur pour leurs fils.

Sam et Dave avaient donc repris l’exploitation, trop absorbé par la tâche, trop éreintés par les efforts, trop épuisés le soir pour imaginer un autre avenir. Les années avaient passé, l’habitude en garde-fou avait anéanti toute idée d’ailleurs ou même de mariage comme le leur avait suggéré l’épicier du village toujours prompt à mettre son nez qu’il avait conséquent dans les affaires des autres. Au mieux il leur décrochait un sourire à cette idée, encore que le plus souvent elle leur passait au-dessus de la tête comme s’ils ne l’avaient pas même entendue. Avec le temps, la proposition s’était mue en plaisanterie récurrente avant de disparaître dans le gouffre sans fond de l’indifférence générale.

Aujourd’hui, Sam et Dave sont devenus deux vieux hommes très âgés, la ferme vit à vau-l’eau, seul une parcelle congrue de potager reste entretenue, plutôt mal que bien, juste ce qu’il faut pour fournir les quelques légumes de la soupe quotidienne. La grange n’est qu’une ruine depuis longtemps abandonnée aux mulots et martinets et la maison suit lentement le même chemin, les pièces condamnées les unes après les autres pour s’épargner les forces nécessaires à leur entretien ; la cuisine restera certainement la dernière fidèle au poste et pour vous faire une idée, une seule chambre désormais est utilisée par les deux frères.

Les journées s’écoulent inexorablement, de la chambre quand vient la nuit, à la cuisine en journée, près du feu de la cuisinière. Le peu de jardinage apporte une mince activité dans la maisonnée et l’achat du pain une fois par semaine chez l’épicier, représente une expédition par avance épuisante mais hélas obligatoire.

C’est lors d’une de ces sorties hebdomadaires que l’évènement s’est produit. Une idée de vieux, une lubie comme en ont les gens âgés sans qu’on comprenne très bien d’où elles leur viennent ni comment elles ont pu germer dans leurs esprits qu’on croyait endormis pour toujours. Toujours est-il que c’est Dave qui a posé la question à l’épicier « Dis donc Harry, tu n’aurais pas un chien à nous donner ? » Durant un long instant, seule la mouche rôdant près des cookies dans la vitrine sembla l’unique être vivant dans la boutique. Harry et Sam se regardaient, interloqués par la question, pensant avoir mal entendu mais ne parvenant pas à reconstituer une phrase cohérente approchant des sons enregistrés par leur cerveau.

Enfin Harry se décida « Un chien ?”. Dave réitéra sa question en développant son raisonnement, à leur âge, un chien serait une compagnie et une sécurité pour eux qui vivaient seuls dans leur ferme à l’écart du village, quand on écoutait les bulletins d’information à la radio, on s’attendait chaque jour à se faire détrousser, attaquer ou pire encore par des malfaisants que semblaient être devenus la majorité des inconnus peuplant cet Etat. Sam regardait son frère avec de grands yeux admiratifs, ce n’était pas l’aîné pour rien, son pouvoir de jugeote restait intact et lentement l’idée lui devenant familière, elle lui parût excellente.

Les choses se firent simplement et rapidement, l’épicier connaissait tout le monde à la ronde, le bouche à oreilles aidant un chien disponible attendait Sam et Dave dans la boutique de l’épicier quand ils revinrent la semaine suivante. Au début ils furent déçus car ils avaient envisagé un genre de molosse apte à les défendre d’un seul aboiement mais quand Harry leur expliqua qu’il faudrait le nourrir et qu’un clebs trop costaud, surtout à leur âge, risquait d’être le problème plus que la solution, le bon sens l’emporta et Kiki emménagea chez les deux frères sans se faire prier.

Très vite les us domestiques des deux convinrent parfaitement aux exigences de l’autre, une vieille couverture non loin de la cuisinière pour surveiller ses deux maîtres pendant la journée et pouvoir sortir pisser une goutte dans le jardin quand l’envie l’en prenait, un carton moelleusement aménagé pour y passer la nuit, installé dans la chambre unique. Les deux vieux ont retrouvé un peu de goût à la vie et Sam pour ne pas rester en retrait par rapport à son frère, s’était mis en tête d’avoir lui aussi une idée lumineuse. Ca prit du temps, quand on n’est pas fait pour ça et qu’on n’a pas l’habitude, il faut laisser chauffer les petites cellules grises, et puis un soir, alors que tout le monde était couché, avant que l’extinction des feux ne soit sonnée, Sam la sentit venir du fin fond de zones obscures et inexplorées depuis bien longtemps, « Dis donc Dave, j’ai bien envie d’apprendre à Kiki à se servir du téléphone. S’il nous arrivait quelque chose, il pourrait appeler de l’aide ! »   

    

  

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(Photographie: Amy Toensing, 1999)


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