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Blogueurs au kilo

Publié le 23 juin 2011 par Variae

Je l’avais vu sans le voir, et c’est Coralie Delaume qui m’en a souligné le caractère singulier. Sur l’annexe participative du NouvelObs, « Le Plus », les articles sont introduits par leur temps de lecture estimé. « Temps de lecture : x minutes ». L’indication n’est pas anecdotique, ni marginale. Elle ouvre chaque billet, juste après le titre et le chapeau, dans une police d’écriture d’un orange pétant qui vous saute sans ménagement aux yeux. Une indication qui a d’autant plus d’importance qu’elle est finalement un des seuls éléments de présentation de l’article : sur Le Plus, point de rubriques ou de thématisation quelconque, juste un flux d’articles continu, identifiés par une photo et la qualité de leur auteur. On aura donc le choix entre la prose de la « chercheuse au CNRS », celle de « l’ingénieur en nutrition » ou encore du « passionné de sport et de cyclisme ». Simple et efficace : une demi-livre de lecture participativo-bloguesque, vendue au prix du temps de cerveau disponible du lecteur, et du sociotype de l’auteur.

Blogueurs au kilo

Après tout, pourquoi pas ? Dans notre ère d’hyperinformation et d’hommes pressés (pulvérisons les portes ouvertes), time is money, plus que jamais. Sans doute. Mais l’importance accordée à ce chronométrage gêne malgré tout. Le web a bien d’autres unités de mesure ou de comparaison un peu plus intéressantes, comme le nombre de lectures, de commentaires ou de reprises sur Twitter et Facebook, unités de mesure qui, avec de très grosses pincettes, peuvent être grossièrement corrélées à l’intérêt du texte qu’elles accompagnent. Avec l’estimation de temps de lecture, on passe à autre chose : on se débarrasse des derniers oripeaux de jugement qualitatif pour embrasser le gros quantitatif qui tache, le dur, le tatoué. Qu’importe l’ivresse, pourvu qu’on ait le flacon !

Et si ce qui pourrait passer à première vue pour une bizarrerie, ou une commodité un peu curieuse, révélait la vérité de l’objet médiatique que l’on nous propose ? Ce minutage dit beaucoup de choses, quand on y songe. Il postule que le temps passé à lire est pour le lecteur un critère déterminant, indépendamment de l’intérêt, de la nouveauté, de l’apport, de la densité, etc. Il postule que ce qui valait au départ pour quelques publications bien particulières – les journaux gratuits du métro notamment, que l’on doit pouvoir lire le temps d’un voyage – devient peu à peu une règle d’or tacite pour toute la presse. Avec ce genre d’arrière-pensée : l’honnête homme/femme du XXIème siècle, bombardé d’informations, n’a que quelques cases de mémoire et de temps disponibles pour ingurgiter sa dose de news quotidienne. On va donc les lui remplir, ces cases, de façon efficace, à ras-bord, avec une couche d’originalité ou de subjectivité (la touche blog, rappelons le slogan du Plus, « L’info peut surprendre ») pour faire passer la piqûre et distancer la concurrence. Il faut bien vous nourrir ; mais à la place d’un sandwich triangle SNCF, que diriez-vous de cet authentique sandwich libanais au pain pita, qui pourrait vous surprendre ? Ne vous inquiétez pas, vous ne mettrez pas plus de temps à le manger ni à le digérer, la charge calorique sera sensiblement identique, de même que le prix. Aussitôt ingéré, ce morceau d’info sera redigéré en un tweet qui, on l’espère, sera repris à son tour. Et ainsi tourne la grande chaîne de l’info low cost. Boulimie informationnelle du aussitôt lu, aussitôt jeté, sur un écran de smartphone ou un coin de tablette. Comme il est écrit en bas de la page du flux de l’annexe du NouvelObs : « j’en veux + ». Plus, oui, mais de quoi ? Plus tout court. +.

On raterait probablement un aspect essentiel de la chose si l’on ne comprenait pas que ce minutage s’adresse aussi, si ce n’est d’abord, aux auteurs (contributeurs, observateurs, journalistes, blogueurs, on ne sait plus très bien comment dire). Ce néon orange, au frontispice de leur prose, leur dit ceci : tu te crois peut-être unique, mais tu n’es jamais qu’un fournisseur de minutes de lecture pour nous. Une minute vaut une minute. Si tu n’es pas content, si tu souhaites être payé ou plus payé parce que, après tout, tout travail mérite salaire, tu peux toujours t’en aller, la porte du cyberespace est grande ouverte. Que croyais-tu ? Tu n’es qu’un maillon sympathique dans l’info 2.0, un stipendiaire d’autant plus agréable qu’il n’est pas stipendié, et ne réclame ni pige ni contrat d’aucune sorte. Nous te troquons tes quelques minutes d’exposition médiatique contre ton talent, qui n’est pas nul, si si, regarde, puisqu’on te publie ! Mais ne mélange pas les genres, hein. Ne te crois pas l’égal de nos vrais journalistes, qui, eux, tu l’auras remarqué, ne subissent pas la loi de la petite horloge au début de leurs papiers. Et à tout prendre, ne te fatigue pas trop. Si on vous minute, c’est pour valoriser les articles rapides à lire, tu l’auras compris. On imagine mal un lecteur du Plus, même s’il aime bien pouvoir être surpris, se dire « oh cool, un article de 1H30 à lire » ! Tires-en les conclusions qui s’imposent.

Le minutage pousse à l’uniformisation, et probablement à la scoopisation. Une « info », un angle, un buzz, et basta. Ironie de l’histoire, les blogueurs libres, c’est à dire qui publient de manière autonome sur leurs blogs, sont souvent les premiers à s’imposer comme une règle d’airain le fait d’être court. C’est même un grand classique des articles de conseils de blogage, ceux où l’on explique doctement qu’il faut faire des paragraphes bien lisibles, avec du gras, des intertitres, et des questions en conclusion pour associer le lecteur. Tout cela est plein de bon sens ; comme on le sait, les propos perdent souvent en profondeur ce qu’ils gagnent en longueur, et personne n’a envie de s’infliger des pensum interminables en times 8 demi-interligne. Mais inversement, comment imaginer la création, l’innovation, l’émergence d’une nouveauté à même de susciter l’intérêt, sans jouer un peu avec ces codes et ces carcans ? Respecter son lecteur, c’est aussi savoir, quand cela est utile, le brusquer, le prendre à rebrousse-poil, lui imposer une lecture un peu plus ardue s’il peut, au bout du compte, en tirer un intérêt particulier. Voire – horresco referens ! – lui faire perdre un peu de temps dans l’immédiat. Lui faire prendre le temps, tout simplement.

Ce qui vaut pour un blog individuel vaut également pour la presse professionnelle et ses dépendances participatives. Probablement le recrutement de hordes de contributeurs semi-professionnels, peu ou (en général) pas rétribués, mi-journalistes du quotidien mi-éditorialistes, est-il conçu comme une façon miraculeuse d’augmenter la voilure d’un journal sans en faire exploser les coûts, tout en se donnant une touche moderne et horizontale. Mais ce n’est pas de cette manière que l’on crée de la valeur, et donc de l’attractivité à moyen et long terme. Un titre comme le NouvelObs, avec sa réputation et son histoire, aurait pu essayer d’innover, de concevoir un modèle de publication misant sur la qualité et la mise en valeur de talents individuels, privilégiant le décalage et le temps du recul. Las, c’est d’un ersatz du Post.fr qu’a accouché la mue du site du prestigieux hebdomadaire. Une culture intensive et indifférenciée de blogueurs au kilo, au kilomètre, à l’horodateur. Ou une nouvelle illustration du vieux proverbe : qui peut le plus, peut le moins.

Romain Pigenel


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