William Dobson (Londres, 1611-1646),
Portrait d’homme (peut-être Sir Thomas Aylesbury), c.1642.
Huile sur toile, 125,5 x 99 cm, Londres, National Portrait Gallery.
La première apparition discographique de Bertrand Cuiller en qualité de soliste avait été un mémorable Pescodd Time (Alpha, 2006) regroupant des œuvres de Byrd, Bull et Philips interprétées au clavecin et au virginal. Après un détour, salué ici même, par l’Espagne de Scarlatti et Soler, le musicien revient, sur trois magnifiques instruments, vers son répertoire de prédilection dans une anthologie au titre quelque peu mystérieux, Mr Tomkins his Lessons of Worthe, que vient de publier le label Mirare.
La Bibliothèque Nationale de France conserve, sous la cote Réserve 1122, un manuscrit entièrement de la main de Thomas Tomkins, que le compositeur semble avoir compilé principalement à la fin de sa vie, entre novembre 1646 et septembre 1654, si l’on se fie aux dates portées sur certaines des pièces qui y figurent. Ces dernières se trouvent précédées par des feuillets comportant la liste d’une soixantaine de morceaux de différents compositeurs, les Lessons of Worthe (« leçons de valeur » ou « qui valent le détour », pour employer une formulation un peu plus moderne) dont ce disque offre une sélection.
Thomas Tomkins, lorsqu’il rassemble ce recueil, est un vieil homme qui a dépassé l’âge, très respectable pour l’époque, de 70
ans. Ce fils d’un maître de chœur de St David’s, au Pays de Galles, est, en effet, né dans cette petite ville en 1572 et y a vécu jusqu’aux alentours de 1586, date probable à laquelle son père
rejoint la cathédrale de Gloucester en qualité de chanoine mineur. Même si les documents ne permettent pas d’être complètement affirmatif, on estime qu’il est presque certain que Tomkins a pu
alors être l’élève de William Byrd (c.1539/40-1623), qu’il nomme « son vieux et révéré maître » dans la dédicace d’une de ses Songs publiées en 1622 et qui fut lui-même élève
de Thomas Tallis (c.1505-1585), un autre compositeur représenté dans les Lessons of Worthe. Ce qui est, en revanche, certain, c’est qu’en 1596, Tomkins est organiste et maître de chœur
à la cathédrale de Worcester, un poste qu’il conservera jusqu’en 1646. Marié en 1597 à Alice Patrick qui lui donne, en 1599, un fils unique prénommé Nathaniel, il reçoit le titre de
Bachelor of Music à Oxford en 1607 avant d’être nommé gentilhomme ordinaire de la Chapel Royal en 1621, un titre honorifique qui l’oblige néanmoins à partager son temps entre
Worcester et Londres. Requis, avec d’autres compositeurs, pour organiser la musique des cérémonies d’obsèques de Jacques Ier et du couronnement de Charles Ier en 1625, la
qualité de ses réalisations lui vaut d’être remarqué par la cour et d’espérer, lorsque celui-ci devient vacant en 1628, le titre le plus convoité de tous, celui de compositeur ordinaire du roi,
lequel échoit finalement à Alfonso Ferrabosco auquel il était réservé d’avance.
Outre les siennes, Tomkins a principalement retenu, dans le choix qui a présidé à l’établissement de la liste de ses Lessons of Worthe, des pièces signées par Byrd et Tallis, dont on a vu qu’ils constituaient son ascendance artistique, mais aussi du turbulent John Bull (c.1562-1628) qu’il a pu côtoyer à Oxford ou à Londres avant que ce dernier soit contraint de s’exiler aux Pays-Bas en 1613. Bull représente, en quelque sorte, le pont entre une tradition musicale fortement ancrée dans l’esthétique de la Renaissance, incarnée par Tallis, Byrd et, dans une certaine mesure Tomkins lui-même, dont les œuvres restent, dans l’esprit, assez largement tributaires de celles des maîtres du passé quand bien même la forme peut s’en émanciper, et une écriture plus « moderne » pour le clavier, très exigeante techniquement avec ses fusées et ses diminutions extrêmement rapides ainsi que ses incessants changements d’humeur. On peut dire que la remarquable longévité de Tomkins fait de lui le dernier représentant de la musique élisabéthaine et gager qu’il a sans doute eu obscurément conscience qu’un monde s’éteindrait avec lui : le panorama qu’il nous en offre, outre sa richesse documentaire, y gagne une dimension particulièrement émouvante, où point parfois, sous le foisonnement des ornements, la vitalité de la polyphonie et la rigueur du contrepoint, une mélancolie diffuse mais poignante.
Les attentes nées de ce retour de Bertrand Cuiller (photographie ci-dessous) au répertoire qui l’a fait connaître auprès du
plus large public étaient importantes ; le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont totalement comblées par ce récital de très haute volée. Ce qui frappera peut-être d’emblée, c’est la
virtuosité du claveciniste dont les exceptionnels moyens digitaux semblent avoir encore gagné en vélocité et en délié pour atteindre une sorte d’époustouflante évidence. Chaque ligne des
polyphonies instrumentales, parfois extrêmement complexes, des œuvres proposées dans cet enregistrement est dessinée avec précision et fermeté, mais sans jamais qu’apparaisse la moindre
crispation, y compris dans les passages susceptibles de pousser l’interprète dans ses derniers retranchements, comme la Chromatic Galliard de Bull ou l’Offertory de Tomkins.
Bertrand Cuiller, clavecins (Philippe Humeau d’après des modèles italiens, pour les pièces en la *, et Malcolm Rose d’après Lodewijk Theeuwes, 1579, pour les pièces en sol **) et claviorganum (Philippe Humeau et Étienne Fouss, pour les pièces en ré ***)
1 CD [durée totale : 58’18”] Mirare MIR 137. Incontournable Passée des Arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. John Bull : Chromatic Galliard *
2. William Byrd : Pavan Sir William Petre **
3. Thomas Tomkins : Ground (Musica Britannica, 40) ***