D'un passage rapide à Bâle, j'ai surtout retenu l'exposition Brancusi Serra à la Fondation Beyeler (jusqu'au 21 août). D'abord, c'est l'occasion de voir rassemblées des sculptures de Brancusi qu'on voit rarement ensemble, même motif à des stades divers de développement, plâtre, marbre ou bronze poli, onyx même, et c'est une juxtaposition extrêmement intéressante. Ensuite, la confrontation avec les oeuvres de Serra est très riche, à condition de ne pas la prendre de manière trop littérale comme vous y inviterait hélas le carnet de notices de salles (l'équilibre précaire des Muses Endormies - ci-dessus celle en bronze poli de Pompidou - et le même équilibre précaire de Olson - ci-dessous - ou de House of Cards, ou bien la pesanteur naturelle des Belts face à l'agencement de Adam et Eve, bof...), mais plutôt en réfléchissant à la manière dont la révolution que Brancusi a instaurée s'est développée 60 ou 80 ans plus tard chez Serra. Même si, vu la taille du musée, les pièces de Serra présentées ici ne permettent pas vraiment d'y affronter son corps, d'en saisir l'écrasement ou l'étouffement (seul Olson, sculpture dans laquelle on peut circuler, permet d'approcher un peu la sensation éprouvée au Grand Palais). Et c'est pourtant cette différence de regard, de placement du spectateur qui nous fait naviguer ici entre les bijoux de Brancusi (on n'est pas à Tirgu Jiu) et les monuments de Serra.
Autre élément de confrontation entre les deux oeuvres, la dimension haptique. Bien sûr on n'a pas le droit de toucher, même si les doigts s'égarent parfois sur les plaques de Serra en corten auto-oxydant, loin du regard vigilant des gardiens. Mais, même à l'oeil, on perçoit le contraste entre la texture lisse et froide des Brancusi et les aspérités douces des Serra usés par le temps et les intempéries; l'un serait de la soie sur laquelle le doigt glisserait sans obstacle, l'autre du velours dans la trame duquel il soulignerait les profondeurs et les reliefs.
On devrait parler de tout ou presque dans cette exposition. Voici juste quelques coups de coeur (et un coup de gueule). Parmi les quatre Baisers exposés ici, celui en pierre de 1908 est à la fois le plus rude, le plus brut, et le plus sensuel : les bouches se sucent, les yeux se fondent, les bras se joignent (j'ai aussi pensé au geste des Tétrarques de Saint-Marc).La salle qui, outre des têtes plus naturalistes, regroupe Nouveaux nés, Prométhées et Muses endormies, est un pur enchantement de formes douces, épurées, de jeu des matières, des formes et de la lumière, face auquel Olson, ovoïde, instable, inquiétant devient élévation, intériorisation, expérimentation physique, nous arrachant à la contemplation pure.
De même, la salle où on trouve la tresse de Mademoiselle Pogany (deux fois), le chignon de la Danaïde et la féminité de Princesse X face à House of Cards m'a longtemps retenu.
Le duo de salles bipolaires m'a paru moins convaincant dans son articulation entre les deux négresses (la blanche et la blonde) et la tension des deux plaques perpendiculaires de The Consequence of Consequence, l'une au plancher, l'autre au plafond.Enfin, en bas, on verra le talent de Brancusi photographe, qui ne laissait personne photographier ses sculptures, jugeant que tout autre regard les dénaturait. Ces photographies offrent une expérience directe du regard du sculpteur sur son travail, comme une ligne directe avec le créateur.
On peut regretter les socles blancs sur lesquels les sculptures de Brancusi reposent ici la plupart du temps, trop clean, trop muséaux; il reste heureusement quelques socles d'origine, en bois, en marbre ou en calcaire, bruts à souhait, jouant leur rôle de socle ancré dans la terre, dans la matière, face aux sculptures célestes. Mon coup de gueule est pour un des oiseaux, pas moins beau et élancé que les autres, torsade sublime, mais présenté sur un hideux socle Louis XV en forme de poêle Godin (vous l'apercevrez brièvement sur cette vidéo du vernissage entre 2:33 et 2:40; capture d'écran ci-contre) : le socle original ayant disparu pendant la guerre a été remplacé par cette horreur par son propriétaire d'alors, dont les descendants, si je lis bien entre les lignes, ont exigé que l'oeuvre soit présentée ainsi par devoir de mémoire envers leur aïeul disparu, et Beyeler, bon gré mal gré, a dû se plier à leurs exigences en présentant cela tant bien que mal comme une trace historique des spoliations pendant la guerre. Imposer une telle horreur à un Brancusi devrait être un motif de confiscation immédiate de l'oeuvre. Le contraire même de la Colonne sans fin (ici celle du MoMA de 2 mètres).Constantin Brancusi et Richard Serra étant tous deux représentés par l'ADAGP, toutes les illustrations seront retirées du blog à la fin de l'exposition.