Saisissants portraits

Par Borokoff

A propos de Paraboles (Mafrouza 5) d’Emmanuelle Demoris 5 out of 5 stars

Mohamed Khattab

Dans le quartier de Mafrouza, à Alexandrie (Egypte), Emmanuelle Demoris est partie pendant deux ans filmer la vie de ses habitants et raconter leur quotidien. A travers cette galerie de portraits, elle a réalisé entre 2002 et 2004 5 longs métrages qui totalisent plus de 12 heures de pellicule. Borokoff a choisi d’évoquer le dernier, Paraboles, qui en dit assez long sur les ambitions de la documentariste dans un travail colossal et qui, au-delà de sa dimension cinématographique, s’apparente à celui d’une anthropologue.

Construit sur le site d’une nécropole gréco-romaine du IVème siècle, Mafrouza était depuis les années 1970 un bidonville situé près du centre ville et coincé entre des barres de HLM et le port d’Alexandrie. Surnommé le « gebel » (rocher) par ses habitants, Mafrouza a été rasé en 2007 et ses habitants relogés à quinze kilomètres du centre ville, dans une cité qui portait jusqu’à récemment le nom de « cité Moubarak »…

Au départ, ce devait être un film sur les « rapports entre les vivants et les morts ». Demoris était venue en 1999 faire des repérages sur Mafrouza parce que le quartier y abritait une ancienne nécropole. Le projet est rapidement devenu un documentaire sur les « vivants » tout court, c’est-à-dire les habitants de Mafrouza.

Hassan

Les protagonistes de Paraboles (Mafrouza 5) sont des personnages récurrents dans les cinq films d’Emmanuelle Demoris (les habitants la surnomment « Iman »). A ce titre, il est intéressant d’observer leur évolution. Filmé dans les moments qui précédèrent la guerre en Irak (2003), Paraboles se situe au moment de la fête de l’Aīd al-Kabīr, à un moment charnier de l’Histoire de l’Egypte qui coïncide avec la métamorphose et la montée en puissance des Frères musulmans, condamnés par le régime de Moubarak.

Deux personnages occupent une place centrale dans le cinquième opus de Demoris, deux personnages que sa caméra réussit peu à peu à amadouer et rendre à la fois proches et attachants. Il s’agit d’Hassan, un jeune Egyptien qui a déserté l’armée, et Mohamed Khattab, un Cheikh chassé de la Mosquée par les Frères musulmans et qui travaille comme épicier.

Hassan à tue-tête

Les premières images de Paraboles choquent. Le quartier de Mafrouza est un bidonville vétuste fourni en électricité mais dépourvu d’eau courante et de système d’évacuation des eaux usées. Au milieu des immondices qui trainent dans la rue, les gens se déplacent sur des ânes, survivent dans des conditions précaires voire archaïques. Entre espoir et tristesse, résistance et peur, Hassan symbolise à la fois ce fol enthousiasme des habitants et de la jeunesse égyptienne en même temps que l’inquiétude de se faire prendre par la police. Hassan a une « tchatche » folle, une énergie débordante qu’il a du mal à canaliser. Il faut le voir lorsqu’il entonne à tue-tête, lors d’un mariage, un chant où il chambre joyeusement un comparse (on appellerait ça un « clash » en hip-hop).

Mohamed Khattab

Alternant longs plans séquences, caméra à l’épaule, et plans fixes, Demoris filme un Hassan tantôt joyeux, tantôt mélancolique, avec le regard d’une réalisatrice à la fois à l’écoute et compatissante. Mais là où semble s’être installées la complicité voire l’amitié les plus profondes, c’est avec le Cheikh Khattab, adoubé par les habitants qui souhaitent son retour à la chair de la mosquée. Mohamed Khattab est un humaniste qui n’aime pas les positions extrémistes des Frères Musulmans. Il faut lire entre les lignes des longues histoires qu’il raconte face à la caméra de Demoris pour comprendre que sa position est celle d’un religieux modéré, plein de malice et d’à propos, de finesse dans ses discours. Ne compare t-il pas ses prêches à des films capables de captiver le spectateur et le fidèle ? Ces mêmes films condamnés par les Frères à la télévision, parce qu’ils ne constituent pas un programme religieux.

Les interviews/confidences de Khattab, assis dans son épicerie, fumant et buvant du thé, sont les passages les plus passionnants du film. Les plus poignants aussi. Parce que l’on sent que Khattab ne digère pas son éviction et qu’il cherche un moyen de revenir. « Les Frères cherchent à attirer les gens; si tu aimes quelqu’un, tu n’essaies pas de l’attirer, tu lui parles directement » dit un fidèle de Khattab devant la caméra.

On pourrait dire que le film date déjà un peu, depuis la chute de Moubarak en février dernier et tout simplement depuis la destruction du quartier de Mafrouza en 2007. Mais il constitue un document rare et précieux, un travail de cinéaste et d’anthropologue extrêmement fournis sur une histoire de l’Egypte récente. Et qui n’a pas fini de révéler toute sa richesse…

www.youtube.com/watch?v=VREyTSEOUEQ

Film documentaire français d’Emmanuelle Demoris. (12 h 21.). Paraboles (Mafrouza 5) dure 02h35.

Scénario : 5 out of 5 stars

Mise en scène : 5 out of 5 stars

Dialogues : 5 out of 5 stars