J\'ai perdu mon Eurydice, chanté par Roberto Alagna
Orphée et Eurydice par Jean Raoux, vers 1718-1720
Dans le fameux Dictionnaire des Opéras de Clément et Larousse publié en 1905 (mais récemment réédité), on peut lire à propos de cet air: "Toutes les formes de langage ont été épuisées pour louer la stupeur de la douleur, la passion, le désespoir exprimés dans ce morceau sublime". Chanté par Roberto Alagna, on sent véritablement la douleur inconsolable du poète et chanteur lui-même de grande renommée qu'est Orphée, à genoux devant le corps inerte de son Eurydice. Il faut dire que c'est la deuxième fois qu'il la perd. Elle était morte une première fois, mordue par un serpent. Puis Perséphone sensible au désespoir d'Orphée, lui avait permis d'aller la chercher au royaume des morts. Mais pour réussir, il devait respecter une condition essentielle qui d'ailleurs à première vue, ne paraît pas particulièrement ardue: Orphée devait sortir son épouse des enfers mais en évitant soigneusement de la regarder. Or, il échoua... Orphée ne put s'empêcher de regarder les yeux d'Eurydice qui mourut une seconde fois. Ce mythe m'a toujours paru étrange: comment expliquer l'attitude d'Orphée, pourtant déterminé à délivrer Eurydice de son trépas ? Doit-on l'interpréter comme la preuve évidente de la primauté des passions humaines (l'amour pour Eurydice) sur la raison (la volonté de respecter la prescription) ? C'est à peu près la vision de Virgile dans les Géorgiques: l'amour n'est-il pas toujours impatient et aveugle ?
Luc Ferry dans son livre consacré aux mythes (Plon, 2008), après avoir rappelé succintement l'explication chrétienne de ce mythe (Orphée se serait retourné car finalement il doutait de la parole divine) en propose une interprétation philosophique très convaincante: "Si Orphée perd Eurydice une deuxième fois en se retrournant, si elle doit absolument rester derrière lui (...) c'est tout simplement qu'en regardant en arrière Orphée doit enfin comprendre que ce qui est derrière est derrière, que le passé est le passé, que le temps révolu est irréversible...". Telle est la condition de l'homme, l'irréversibilité du temps. L'impossibilité de revenir en arrière.
- Gluck par Jospeh Sifrède Duplessis, 1775
Or l'opéra de Gluck (1714-1787), nous offre encore une autre explication qui s'inscrit à mon sens directement, dans l'approche chrétienne du mythe. Quand Orphée prend Eurydice par la main en détournant le regard, celle-ci ne comprend pas son attitude, elle y voit la manifestation d'une insupportable indifférence à son égard. Eurydice loin d'être docile ou silencieuse comme les dieux le recommandaient également, exhorte son époux à lui répondre. Si bien qu'en dépit des tentatives d'Orphée pour adoucir son chagrin, Eurydice finit par prétendre ne plus vouloir vivre, si son époux ne l'aime plus. Mais aurait-il seulement accepter de traverser les enfers, braver mille dangers, si Orphée n'était plus viscéralement attaché à Eurydice ? Dans cette version créée sous l'Ancien Régime, on veut finalement nous montrer que c'est encore la femme qui probablement par orgueil, aurait commis la faute en contraignant l'homme à la regarder pour lui prouver son amour. Tout comme dans la Bible, Eve serait responsable du péché originel. Un autre élément donne à cet opéra une dimension chrétienne, c'est son dénouement. Chez Gluck, nous assistons à une sorte de happy-end qui soulage le spectateur, mais qui est véritablement aux antipodes de la vision tragique des Grecques. En effet, le Dieu Amour, profondément touché par le désespoir d'Orphée, rend à nouveau Eurydice à la vie (bilan: deux morts, deux résurrections). Guidé par le christianisme, Gluck nous montre le triomphe de l'amour toujours plus fort que la mort.