Le Petit et le Grand Palais se regardent, de chaque côté de l’avenue Winston Churchill, chacun arborant son immense étendard tendu sur la façade : Anish Kapoor d’un côté, Jean-Louis Forain de l’autre. En ce vendredi de fin de mai, une longue file d’attente devant le Grand s’oppose aux marches désertes et à la porte grande ouverte du Petit. Tellement habitué aux cohues et files indiennes qui serpentent devant les expositions parisiennes, je m’inquiète de ne voir aucun troupeau devant le bâtiment où je me rends. Il est vrai que la promotion pour Kapoor a été plus appuyée, vantant la monumentalité, le spectaculaire de l’œuvre exposée, un défi technique, spectaculaire, une “expérience qu’il faut vivre”, etc. Plein d’a priori, j’ai choisi de ne pas aller vivre cette expérience, qui m’évoque une attraction de foire, aussi impressionnante et sensorielle soit-elle, plutôt qu’une œuvre d’art. Tant mieux pour Kapoor si Monumenta lui a donné les moyens financiers et techniques pour construire et installer ce “dispositif” (voir le dossier de presse). Je préfère aller raser les murs de l’exposition Forain, pour me plonger dans ses petits formats, là où la prouesse technique et le sensationnel ne sont pas ce qui frappe prioritairement. Et surtout, quel plaisir de ne pas faire partie de ces foules qu’on canalise, encadre, et aide à penser (Monumenta propose de voir le Leviathan de Kapoor en s’accompagnant de “médiateurs spécialisés, dont les connaissances et les talents de pédagogues multiplient les possibilités d’accès et de compréhension de l’œuvre”.)
J’ai goûté longuement, dans un espace calme, les dessins, gravures et peintures de Forain, particulièrement ému par son art de la suggestion, de l’évocation. Il parvient à mettre en avant une scène en suggérant à l’arrière le contexte dans un rythme de touches impressionnant. L’art du mouvement et de la justesse : la touche, donc, parfois extraordinaire de liberté, jamais ostentatoire, la mise en scène et le cadrage, qui sait jouer parfaitement sur l’aller et retour entre proche et lointain, qui sait distribuer les centres d’intérêt. Le choix de l’échelle juste, adaptée au sujet, le contraire du tape à l’œil. Au bout du compte, une exposition sur la sensibilité, sur la simplicité (apparente) et sur l’honnêteté.
Un regret, terminer la visite par un texte de Plantu (reproduit dans le catalogue), qui est sans doute le pire des dessinateurs, celui qui au contraire de Forain ne sait pas évoquer, ne sait pas suggérer, ne sait pas non-dire. Pour ne pas risquer une éventuelle incompréhension de ses images (ah, ces lecteurs, quels idiots !), il bourre ses dessins de flèches, de pancartes, d’écriteaux, d’étiquettes, de badges. Le plus lourd des dessinateurs de presse qui loue le plus fin. Dispensable.
Pour en revenir à l’opposition des deux expositions, elle soulève des questions auxquelles chacun essaiera de répondre à sa façon : quels moyens pour l’œuvre d'art ? Les grands moyens font-ils les grandes œuvres ? Sommes astronomiques, haute technologie, monumentalité allant parfois jusqu’à la démesure, qui donne de tels moyens aux artistes ? A l’opposé, les artistes aux moyens raisonnables qui font avec ce qu’ils ont, et qui vont exploiter leur inventivité pour faire sortir ce qui doit sortir, même si chacun doit penser, au fond : donnez-moi les moyens, et vous verrez. Ceux dont l’atelier est aussi leur séjour-cuisine, ceux qui dans leur vie quotidienne d’artiste, se débrouillent. Les moyens modestes ont l’avantage de stimuler l’invention, l’astuce, la création. Mais les grands moyens ont l’avantage de rendre plus visible…
Les deux expositions, finalement, ne s’opposent pas : dans l’une ou dans l’autre, on est à la fête foraine.