Maroc - Entretien avec Nadia Yassine, ou "l'islamisme au féminin" (exclusivement sur ce site)
par Pierre PICCININ, à Rabat, le 2 juin 2011
Nadia Yassine, politologue, a consacré sa vie à poursuivre le combat de son père, Abdessalam Yassine, emprisonné par le pouvoir marocain. Elle a fondé la branche féminine du puissant mouvement al Adl Wal Ihsane (Justice et Spiritualité) et milite pour un retour aux sources de l'Islam et pour la liberté d'exégèse du Coran, à l'opposé des traditions dogmatiques qui se sont imposées au cours des siècles. Également favorable à l'abolition de la monarchie absolue de droit divin au Maroc, elle fait actuellement l'objet d'une procédure en justice pour délit d'opinion, que le pouvoir hésite cependant à mener à son terme, reportant régulièrement la tenue de son procès.
Il est vrai que les « révolutions » arabes, y compris en Tunisie, sont pour l’instant dans l’impasse et, concernant l’Algérie plus particulièrement, que le pouvoir a su mâter la révolte ; mais elle a néanmoins eu lieu.
Or, au Maroc, la population semble bouder ce que certains appellent la « vague révolutionnaire » arabe. Comment l’expliquez-vous ?
D’abord, je ne suis pas d’accord avec vous lorsque vous dites que les révolutions n’ont pas vraiment abouti, parce que, quand même, il y a des choses qui sont très intéressantes qui se passent en Égypte et en Tunisie. C’est vrai que ce n’est pas encore dans la poche, mais c’est un énorme pas, vu les quatorze siècles de chape de plomb.
Je dis « quatorze siècles », parce que je tiens toujours à situer ce qui se passe maintenant dans un cadre qui va chercher ses racines très loin dans l’histoire arabo-musulmane : je refuse d’en séparer ce qui se passe maintenant et de l’analyser à la lumière d’une tranche d’histoire qui recouvrirait seulement les quarante ou cinquante dernières années. Bien sûr, il y a une sorte d’apothéose de cette autocratie qui a été surlignée par la colonisation et tout ce qui s’en est suivi, mais je crois qu’il y a un déroulement historique qui recouvre quatorze siècles de détournement d’un pouvoir par des gens qui ont réussi à l’usurper complètement.
Et je serais très mal placée pour vous confirmer que les choses sont calmes au Maroc, d’autant plus que je viens de recevoir un coup de téléphone qui m’apprend que quelqu’un est mort, à la suite de ses blessures, à cause de la répression sauvage lors des manifestations de dimanche (29 mai 2011). Depuis quelques semaines, le Marzen, le pouvoir marocain, s’est enfin démasqué et ne joue plus à la grand-mère : maintenant, c’est le loup qui se réveille, avec ses crocs.
Cela dit, y a-t-il une exception marocaine ? Oui, c’est vrai, il y a une exception marocaine, dans la mesure où l’opposition, au Maroc, qui est représentée en grande majorité par le mouvement auquel j’appartiens, est une opposition qui est très calme, qui ne veut pas faire sombrer le Maroc dans le chaos et dans la violence et qui a proposé des solutions qui sont tout à fait susceptibles de nous sortir de cette crise, sans qu’il y ait du sang versé.
La réponse du pouvoir est toutefois plutôt négative et ce qui vient de se passer aujourd’hui, avec ce décès, je pense que c’est un point de non-retour qui sera suivi d’une escalade de part et d’autre, ce qui est très déplorable.
Il y a donc un mouvement qui s’organise et prend de l’ampleur ?
Je le pense. Le Mouvement du 20 février, il tient quand même le coup, malgré la répression atroce et sauvage. Ce qui se passe lors des manifestations depuis trois ou quatre semaines, c’est devenu l’enfer. C’est devenu le tout à la violence, le tout sécuritaire…
Nous pensons (et je ne suis pas la seule à le penser : il y a tout un mouvement de contestation qui le pense) que Argana (le 28 avril 2011, une bombe a détruit le café Argana, situé sur la place centrale de Marrakech, la place Djemaa El Fna ; l’attentat s’est soldé par la mort de 17 personnes et 21 blessés, principalement des touristes français), ce n’est pas du tout un acte terroriste, mais c’est un acte qui a été provoqué par le Marzen, tout comme le 16 mai l’a été (le 16 mai 2003, cinq attentats à la bombe ont visé des lieux fréquentés par des touristes, à Casablanca ; le bilan fut de 41 morts et plus d’une centaine de blessés). Donc, nous pensons très sérieusement que cet auto-terrorisme de l’État a pour but de justifier la répression des manifestations et, s’il y a répression sauvage, c’est que le pouvoir commence à se sentir insécurisé, parce qu’il n’y a qu’une bête blessée, profondément, qui réagit avec autant de violence. Ce qui n’était pas le cas au début des manifestations.
Le pouvoir avait minimisé toute cette histoire de jeunes du 20 février. Mais, maintenant, je crois qu’il les prend très au sérieux. Et, s’il les prend très au sérieux, c’est que quelque chose est en train de bouger au Maroc et que ce n’est pas anodin.
Vous pensez que, ce dimanche (5 juin), la manifestation va être très suivie ? Ou bien les gens ont-ils un peu peur, à présent.
Je crois que le tabou de la peur est définitivement cassé. Ça, c’est quelque chose d’extraordinaire. Ne serait-ce que pour cela, je dirais que le Mouvement du 20 février a fait avancer le Maroc –soyons raisonnables- de plusieurs décennies, pour ne pas dire de plusieurs siècles, parce qu’il y a encore beaucoup de choses à faire avant que nous soyons libérés de cette autocratie sanguinaire (et de plus en plus d’ailleurs).
La peur, maintenant, c’est fini. C’est un point de non-retour. Et la révolution arabe nous a donné beaucoup de leçons, notamment en Syrie. Et en Libye, où il était inconcevable de tenir tête à un fou qui utilise les armes contre sa population. Le peuple libyen est livré à un fou, complètement, à un dictateur complètement cinglé ! Et pourtant, les gens n’ont pas fait marche arrière.
Il y a des gens qui, maintenant, expriment cet esprit qui habite le monde arabo-musulman et qui est l’esprit du martyre (le martyre, avec un e à la fin), c’est-à-dire qui sont prêts à endurer la souffrance : l’esprit du martyre est à nouveau parmi nous et je crois que les pouvoirs ont tout à gagner à comprendre qu’il y a des limites à ne pas dépasser. Dès lors qu’il y a des morts, il y a un effet psycho-social qui, dans le monde arabo-musulman, fait que les gens vont aller de l’avant : le sang du martyr pousse les gens en avant et nous empêche, par honnêteté et par fidélité, aussi, à ces martyrs qui sont morts, de revenir en arrière.
Je crois que le point de non-retour est atteint et que ça ne peut plus s’arrêter.
Ce Mouvement du 20 février, ne concerne-t-il pas surtout les intellectuels, les étudiants qui le composent, une certaine partie de la classe moyenne, des universitaires, des professions libérales ? Touche-t-il vraiment les masses des milieux populaires, sans lesquelles il est difficile de faire la révolution ?
Écoutez… Jamais –vous êtes historien et vous le savez bien, au grand jamais les révolutions n’ont été faites par le petit peuple. Il y a toujours une élite qui se charge de faire bouger les choses et qui porte la révolution, à son tout début du moins.
Bien sûr, après, il y a l’effet de boule de neige et il y a des phénomènes de contagion qui font que le peuple suit, surtout si les causes sont légitimes ; et la cause du 20 février est parfaitement légitime. Et elle est susceptible de faire bouger les masses, parce que c’est un discours qui n’est absolument pas religieux ou politiquement orienté ; c’est un discours qui est basé sur des revendications purement sociales et matérielles, ce qui concerne l’humanité entière, ce qui peut toucher tout être humain…
Ce n’est pas le religieux qui fait bouger les choses, en général. C’est surtout la faim…
Jamais une révolution n’a été portée par les masses.
Maintenant, est-ce que les meneurs du 20 février constituent une élite sociale ? Non. L’élite sociale, qui détient le gros des moyens de ce pays, elle est au côté du palais, fût-ce simplement par la force des choses, car, si le système tombe, ses privilèges et ses intérêts sont directement menacés. Donc, par définition, l’élite sociale ne va certainement pas soutenir le 20 février.
Il y a bien sûr dans le 20 février une certaine élite, une certaine société civile qui est très préoccupée par ces revendications. Mais –ce qui est une autre exception marocaine- il y a aussi une gauche radicale, et une gauche qui s’allie à ceux que le pouvoir taxe d’extrémistes islamistes. Jamais ces deux segments de la société civile n’ont été destinés à converger. Et pourtant ils convergent, malgré tous les efforts qui ont été fournis par le pouvoir central, depuis des décennies déjà, pour diviser et mieux régner. Ces deux segments étaient les plus exposés à répondre à cette manipulation du pouvoir. Et pourtant, ils convergent.
Et c’est peut-être bien ce qui inquiète le plus le pouvoir : c’est comme si tout ce qu’il a manigancé depuis des décennies était tombé à néant.
C’est parce qu’il y a une grande sagesse dans cette opposition qui est stigmatisée comme islamiste radicale, mais qui est en train de faire la preuve de sa modération et de ce qu’elle ne fait pas d’exclusion au nom du fait religieux.
Toutes les cartes, tout ce qui avait été bâti par le Marzen pour manipuler les masses est complètement mis à terre par ce qui se passe maintenant au Maroc, certains médias aidant, Facebook aidant, la globalisation, la mondialisation médiatique aidant aussi…
Vous êtes très optimiste.
Il le faut bien ! Il faut être optimiste, pour faire de la politique, comme a dit un homme politique français… Ce n’est pas très reluisant de citer les hommes politiques français, en ce moment…
Je souhaiterais vous amener sur un terrain qui est plus spécifique à votre mouvement : c’est la condition de la femme. Quel est le bilan que vous dresseriez de la situation des femmes au Maroc ?
Ne m’en veuillez pas si je vous dit que je pense que c’est un petit peu superficiel de parler d’une spécificité féminine à l’heure où les révolutions concernent des relations de domination sociale qui sont beaucoup plus large que cette question des droits des femmes…
Je dirais que, bien évidemment, le bilan est catastrophique. C’est certain.
Si on prend comme paramètres la violence, le chômage, l’éducation…Tous les marqueurs du sous-développement, c’est bien sûr catastrophique.
Mais il ne faut pas se tromper d’ennemi : on a d’abord des priorités, à régler avec l’autocratie. Et ce n’est qu’après que l’on pourra repenser la condition féminine, tranquillement, dans une société où les repères seront clairs.
Ce qui ne veut pas dire que l’on ne doit pas, en parallèle, continuer à lutter pour que les femmes aient un peu plus de dignité. Parce que, dans toutes les sociétés, elles sont les boucs-émissaires quand il y a des problèmes socio-économiques. Quand une société va très mal, ce sont d’abord les femmes qui trinquent.
Il faut mener le combat sur les deux plans, mais sans oublier qu’il y a des priorités et que, peut-être, la condition féminine serait plus gérable si on change d’abord la nature du pouvoir qui est, par principe, patriarcal et autocratique.
Éliminons l’autocratie et puis, ce qui restera du patriarcat, il faudra le régler doucement, par deux biais très simples, qui rappellent d’ailleurs la dénomination de notre mouvement, la justice et la spiritualité.
La spiritualité, elle passera par l’éducation, essentiellement spirituelle, pour changer les mentalités, pour faire évoluer les manières de penser, avec énormément de travail de relecture de nos textes sacrés, parce que l’Islam officiel n’est pas très beau à voir concernant le droit des femmes.
Ce serait même faire marche arrière, si nous n’ouvrons pas ce que les islamologues et ce que nous autres, Musulmans, appelons « les portes de l’Ijtihad » (c’est-à-dire la réflexion pour réussir à interpréter les textes religieux et en déduire la juste manière dont le Musulmans doit se comporter).
D’un autre côté, la justice, la justice sociale, implique un véritable travail sur les lois. Mais, travailler sur les lois en faisant fi de l’éducation, c’est de la gesticulation… Et travailler sur la spiritualité et les mentalités sans travailler sur les lois, c’est aussi de la gesticulation.
Pour pouvoir faire les deux, il faut une révolution. Et, cette révolution, elle se passe d’abord au niveau du pouvoir central et non pas en faisant des moudawana (le code du droit de la famille, au Maroc, combinaison d’éléments de droit français et de tradition islamique ; il a été révisé en 2004, dans le but d’améliorer la condition des femmes) et ce genre de chose ; ce n’est que colmater des brèches, tout ça.
Une des raisons, parmi de nombreuses autres, pour laquelle je souhaitais vivement vous rencontrer, c’est que vous alliez le féminisme et… l’Islam. Alors que, partout ailleurs, féminisme et Islam apparaissent antinomiques, en Europe, notamment, où cette question fait régulièrement débat –pour rappel, l’affaire de la burqa, en France. Mais aussi dans le monde arabe où des femmes s’insurgent contre la religion. En Tunisie, en Égypte… J’ai par exemple discuté du statut de la femme dans les pays musulmans avec Nawal al-Saadawi, au Caire, qui, sans rejeter à proprement parler l’Islam, considère cependant que l’Islam doit faire l’objet d’un choix personnel, alors qu’il est actuellement imposé et brime la femme par des règles qui l’inféodent à l’homme et l’infériorisent socialement. Beaucoup appréhendent ainsi l’Islam comme l’un des facteurs de l’asservissement de la femme dans le monde arabo-musulman…
Bien, dans les faits, oui ! Dans l’histoire des Musulmans –soyons très clair-, l’Islam officiel, qui a été prôné déjà à partir des Omeyyades (dynastie de califes, souverains musulmans, de 661 à 750), c’est un Islam patriarcal ; c’est un Islam qui est contre le droit des femmes ; c’est un Islam à revisiter complètement…
Et c’est un Islam tenace : j’ai reçu chez moi, disons, la « figure de proue de l’islamisme éclairé »… Je l’ai invité à dîner. Mais il m’a rapidement énervé : sa conception de la femme… Alors, je suis restée dans ma cuisine et je l’ai laissé avec mon mari. Au bout d’un moment, il m’a appelée en me demandant ce que je faisais. Je lui ai répondu : « je suis là où tu penses qu’une femme doit être ». Il a ri, mais n’a pas eu de réponse…
La religion, c’est autre chose. La religion, c’est une quête du sens ; une quête de la compréhension existentielle, de la compréhension de ce monde ; et c’est une quête qui est en train de revenir en force partout, chez tous les peuples. Et il y a une véritable soif spirituelle.
Comment calculer tout cela ? Soit on jette l’enfant avec l’eau du bain en disant que l’Islam est une religion misogyne, soit on en fait une lecture en se libérant et de l’idéologie officielle et de l’influence occidentale.
Parce que, mine de rien, Nawal al-Saadawi et toutes ces féministes du monde arabe, elles ont prôné leurs thèses dans le cadre d’une colonisation qui fut aussi intellectuelle. C’est-à-dire qu’elles cherchent à se redéfinir par rapport à l’autre, par rapport aux valeurs de l’autre, qui sont sublimes, dans un certain sens ; et nous sommes forcément influencés par un Occident qui nous a quand même donné beaucoup de leçons par sa volonté de faire évoluer les femmes, bien qu’il y ait des bémols ; mais l’Occident nous a donné de véritables leçons.
Mais soit on se laisse complètement subjuguer et on se dit que l’Islam ne sert plus à rien et qu’il faut dépasser tout ça, soit on se dit qu’il faut relire notre histoire et voir ce qui est à garder et ce qui est à rejeter, avec, en outre, cette lumière que nous ont apporté ces valeurs occidentales, qui constituent aussi une grande sagesse, qui a évolué à travers le temps.
Je suis d’avis que, dans ce monde globalisé, il est beaucoup plus intelligent de relire son histoire avec un œil critique, de chercher les points qui posent problème et de développer une nouvelle approche de nos textes, en gardant bien sûr l’essentiel, cette réponse existentielle, qui est inhérente à la révélation et au Coran, et en étant tout à fait intransigeant avec tout ce qui a été produit et ajouté par les hommes, avec le fiqh (la jurisprudence islamique, basée sur l’interprétation du Coran) et tout cela.
Autrement dit et plus simplement, il n’est pas question que je rejette Dieu parce que des hommes ont fait des erreurs…
Il est plutôt question que je garde le message coranique, que je fasse mienne cette révélation, mais que je revendique le droit de lire les textes avec un œil critique, non seulement vis-à-vis des pouvoirs, mais aussi vis-à-vis de ce fiqh, de cette jurisprudence qui nous a été imposée par les pouvoirs et qui n’a rien à voir avec les textes sacrés.
Dès lors qu’on enlève les contraintes qui nous ont été imposées par cette jurisprudence machiste et patriarcale autocratique, on découvre, au contraire, la révélation et une grande garantie que, en tant que femmes, nous puissions vivre réellement librement…
Attention, « librement », cela avec beaucoup de nuances… Ce n’est pas la liberté soixante huitarde… Non. Il y a une autre façon de vivre libre. Une autre façon d’appréhender le monde, qui peut très bien s’accorder avec certaines visions occidentales, mais pas forcément leur ressembler à cent pour cent.
C’est un petit peu compliqué tout ce que je vous raconte…
C’est non seulement intéressant, mais c’est très clair ! Toujours en restant dans la question de l’Islam, mais en revenant en même temps à la situation du Maroc, quel est l’ampleur du l’islamisme dans le pays et quelle est la réalité de cet islamisme ? Est-il fort radical ou plutôt modéré ? Je pense particulièrement aux nombreux procès qui ont lieu pour le moment contre des personnes accusées d’appartenir à des mouvements salafistes (courant radical de l’Islam qui appelle à l’instauration d’un califat universel).
Je pense qu’il faut, d’abord, que l’on s’entende sur les termes. Quand vous dites « islamisme », voulez-vous dire l’Islam politique ?
Oui, l’Islam politique. Et ses objectifs socio-économiques.
C’est bien ça. D’accord. Mettons-nous d’accord.
S’il y a quelqu’un qui représente, en force, cet Islam politique, c’est bien le mouvement auquel j’appartiens. Or, dans ce mouvement, je peux vous garantir que nous avons des principes qui portent à croire que nous sommes les plus modérés du monde. Oui, je crois que, du monde arabo-islamique, nous sommes les plus modérés.
Pour la raison suivante : nous croyons très fortement en la non-violence. Dès lors que l’on prône la non-violence, le radicalisme est exclu.
Est-ce que l’islamisme, dans cette acception, est fort ? Oui ! Le gros des troupes du 20 février, c’est bien le mouvement al Adl Wal Ihsane (Justice et Spiritualité) qui est derrière. Cette descente en masse qui a soutenu ces jeunes du 20 février, qui se sont donné rendez-vous à travers Facebook, c’est notre mouvement : il n’était pas question de lâcher cette jeunesse, qui a besoin de soutien social.
Oui, nous constituons un gros morceau de cette révolte et de ces manifestations pacifiques.
L’idée du radicalisme a été créée de toutes pièces par le Marzen.
Depuis toujours, nous sommes pour le dialogue. Depuis 2000, nous avons constitué le Cercle politique, dans le but de créer des ponts entre nous et toutes les forces vives de la nation. Que ce soit des parties de la société civile ou que ce soit des gens qui appartiennent à des partis politiques, mais qui sont prêts pour le dialogue.
Et nous avons eu ce dialogue, jusqu’en 2003, où les partis politiques, sous la pression du pouvoir central, se sont retirés, parce qu’ils étaient en train de se rendre compte qu’ils nous donnaient une légitimité de facto, dont le pouvoir voulait bien se passer. Ils ont donc sapé ces ponts que nous avons essayé de construire avec l’autre. Nous ne sommes donc pas du tout dans la logique de l’exclusion et du parti unique.
Les manifestes que nous avons publiés prouvent également que nous voulons faire évoluer ce pays vers une démocratie, qui soit, bien sûr, teintée de la couleur de l’Islam. Je ne dis pas « islamiste », mais « islamique », où nous pourrions préserver notre identité, tout en conjuguant cette identité avec des valeurs qui sont universelles, dont la séparation des pouvoirs, le multipartisme.
Tout cela, ça a été écrit noir sur blanc : on n’a pas attendu 2001 et le 11 septembre ou le Printemps arabe qui se passe maintenant pour dire « oui, nous sommes pour la démocratie »… Depuis toujours, nous avons défendu ces valeurs et nous avons prouvé que nous sommes d’accord avec ces valeurs.
Quant au radicalisme et au terrorisme, c’est le Marzen qui a tout fait pour développer ces tendances, de façon indirecte d’abord, puis de façon directe plus tard. La façon indirecte a consisté, avant le 11 septembre, à encourager les petites factions d’illuminés (je reste respectueuse) qui sont allé faire des stages en Arabie saoudite et ailleurs. Le Marzen leur a ouvert les portes des mosquées. Pourquoi ? Parce que, jusqu’au 11 septembre, leur discours n’était pas politisé. Ils en avaient contre les femmes, contre les Juifs, contre tout ce qui est moderne… Mais ils étaient extrêmement minoritaires ; c’étaient de tout petits groupuscules. Ce n’étaient pas du tout des mouvements de société…
Donc, ils ont été encouragés et ont disait que c’était très bien d’avoir ce genre de discours qui donnait une réponse à l’attente islamique d’une partie de la population. Et ils ne remettaient pas du tout le pouvoir en question ; c’était même haram (interdit religieux) pour eux de remettre les dirigeants en question… Et c’était le ministre des habous (les établissements publics), Alaoui Mdaghri, qui était devenu le spécialiste de la montée en puissance de ces groupuscules et de leurs discours.
Ça les intéressait, car ils faisaient ainsi barrage à notre discours, qui était, lui, beaucoup plus susceptible de convaincre, parce que plus structuré : nous ne produisions pas de l’émotion, mais une pensée réfléchie, une proposition de travail, d’une véritable stratégie de résistance à ce pouvoir, et cela au nom même de l’Islam.
Mais il y a eu le 11 septembre, et ces groupuscules ont commencé à se politiser. Ben Laden et ses actions leur ont donné des idées et ils ont adhéré à ce discours violent et politisé d’un Islam combattant. Et le Marzen à changé de cap en instaurant une nouvelle stratégie, celle du soufisme… Maintenant, c’est la grande mode, pour contrer et les radicaux de ces groupuscules (mais qui sont vraiment minimes, au Maroc ; je vous le dis : c’est une invention pour manipuler l’opinion) et notre mouvement. Le soufisme est donc désormais encouragé, et ce n’est pas une supposition ; ce sont des choses palpables au Maroc : des fonds sont déboursés par le nouveau ministre des habous, qui appartient à une confrérie, celle des Boutchichi (principale secte soufiste au Maroc), qui ont donc toutes les possibilités imaginables pour se réunir. Ça, c’est l’Islam du délire, l’Islam du mysticisme éthéré, l’Islam du mysticisme « soft »…
Mais, malgré leurs efforts, les gens restent à la recherche d’une identité islamique qui réponde non seulement à leur besoin de spiritualité, mais aussi à un besoin de justice sociale.
L’islamisme a encore de longues années devant lui dans le monde arabe, car il a beaucoup de belles choses à proposer…
En rapport à ce que vous venez de dire, je souhaiterais aborder avec vous la question de la monarchie. Je sais que c’est très délicat, au Maroc. Donc, si ce n’est pas possible, dites-le moi sans détour : je sais que cela peut être même assez dangereux pour ceux qui osent en parler avec franchise.
Comme vous le savez, j’ai déjà un procès sur le dos à cause de cela… Mais je crois qu’ils n’ont pas envie de remuer cette histoire… Dites toujours… On verra…
Le roi, c’est le « Commandeur des croyants » ; pour les radicaux, comme vous l’avez dit, c’est « haram », tabou : on ne peut pas toucher au roi, parce que, selon la tradition, c’est le descendant du Prophète. Donc, dans une vision islamique, que fait-on du roi ? Peut-on le contrer et envisager… la république ?
De toute façon, la monarchie héréditaire n’a rien à voir avec le modèle que je considère comme sacré et qui est le modèle de Médine. Le Prophète n’a jamais été un roi et n’a jamais laissé de successeur, que ce soit un cousin ou un autre. Il a laissé le choix à la communauté.
Ce que je pourrais vous dire c’est que nous avons deux façons de voir les choses.
D’abord, il y a une pensée théorique qui va dans le sens de la critique extrême, absolue et sincère de tout ce qui s’est passé dans l’histoire des Musulmans. Pour nous, c’est quelque chose de très important à proposer à notre oumma (communauté).
Le silence… qui a été levé par les Chiites, qui se sont révoltés contre le calife…
Mais il a été levé dans un climat de haine qui a fait sombrer le chiisme (courant minoritaire de l’Islam, dont l’Iran est le principal foyer) dans une autre forme d’autocratie qui est celle de l’autocratie spirituelle, celle des douze imams cachés qui vont revenir, etc. : la réaction chiite, depuis le début de la révolte chiite, a fait basculer ce courant dans des superstitions dont nous pouvons nous passer… Qui ne nous intéressent pas…
Donc, ce silence, il faut le lever : il faut se débarrasser de ces verrous idéologiques qui nous ont été imposés pendant quatorze siècles… Je vous assure que cela a été fait d’une manière de professionnel : les Ommeyades ont commencé avec le calife Mu’Awiya… Mais Machiavel, c’est rien du tout devant ce qu’a produit Mu’Awiya. Je vous l’assure. Déjà à l’époque, ils ont travaillé sur la propagande, sur la terreur, le bâton ; ils ont acheté des consciences, manipulé les textes sacrés pour faire de l’autocrate l’intouchable, par la force des textes sacrés…
C’est une sorte d’église, en fait. C’est un peu l’histoire de l’Église dans l’Occident chrétien, où les clercs se sont accaparés des textes et, au lieu de faire passer le message de Jésus, c’est le message de l’Église qui a été sacralisé, dans les personnes de saint-je-ne-sais-qui et saint-je-ne-sais-quoi. Ensuite, on a vu comment l’Occident s’est révolté à un certain moment : c’était une chape de plomb qui devenait trop lourde.
Donc, au Maroc, c’est le moment de faire ce genre de révolution idéologique en disant que, maintenant, il faut pouvoir critiquer notre histoire : arrêtons de sacraliser les compagnons du Prophète et de sacraliser ce qui s’est passé autour de lui, si nous voulons comprendre ce qui s’est passé.
Or, dans notre approche, il s’est révélé que la nature du pouvoir est la plaque tournante de tout ce qui a eu lieu comme dérapage au niveau économique, sociale et religieux. Et c’est ce qui explique toute la décadence que nous vivons maintenant : le message divin a été pris en otage, cette révélation qui, à l’origine, était universelle et qui a été confisquée par une dictature qui a été légitimée par le sacré.
Il faut libérer le sacré des mains de cette autocratie, de ces princes qui l’ont complètement dévoyé.
Nous pensons donc que, le grand coupable, c’est cette autocratie : il n’est pas question de légitimer l’autocratie.
Il faut en revenir aux textes : c’est la seule façon de libérer les consciences musulmanes. Il n’est pas question de leur dire « Marx a dit ceci, un tel a dit cela ». Non, il faut libérer le sacré par le sacré. Il est impossible de libérer le sacré par le profane dans les consciences musulmanes.
Dès lors, il faut refuser la monarchie héréditaire, le dire, sur base des textes et de la théorie, et lutter contre elle.
D’un autre côté, il y a une attitude pragmatique.
Nous avons payé de notre liberté et de notre tranquillité. Nous sommes sous écoute, nous sommes suivis. Parce que, ce que nous faisons, c’est vraiment frapper le talon d’Achille de tout prince dans le monde musulman. C’est trouver le cœur du problème et tuer ce pouvoir ; c’est réveiller les consciences et dire « non, ce n’est pas Dieu qui nous impose ces gens-là » ; c’est une grande libération.
Et alors, au Maroc, une république ? Et pourquoi pas ? En disant cela, je veux lever ce tabou.
Pour moi, c’est doublement intéressant : non seulement j’ai levé le tabou du pouvoir intouchable de la monarchie héréditaire sacrée, mais, en plus, j’ai aussi fait tomber le tabou de la femme qui doit se taire en politique, parce que la jurisprudence islamique interdit à la femme d’ouvrir la bouche, de recevoir des gens… Comme ne ce moment : je n’ai pas à vous parler ; vous êtes un étranger, il faut que je me voile et je ne dois pas vous parler; cette conversation est inimaginable pour les radicaux de l’Islam… Pour moi, c’est une double victoire.
En pratique, donc, nous essayons d’atteindre une réalité vivable et faisable : il n’y a pas beaucoup de solution, si l’on veut faire coïncider la théorie et la pratique ; il faut être violent et il faut éliminer le roi. Mais ce n’est pas la bonne manière d’agir : on ne peut pas brusquer ainsi une oumma qui a dormi pendant quatorze siècles. En outre, nous n’avons pas les moyens nécessaires pour la réveiller rapidement, car la oumma, en grande majorité, est analphabète ; elle est apolitique : pendant quatorze siècles, on lui a rabâché depuis le minbar (chaire depuis laquelle l’imam prononce son sermon), le vendredi, que les choses étaient comme cela et pas autrement, que c’est cela notre religion, qu’il faut croire en Dieu, dans le Prophète et en celui qui nous gouverne. On ne peut pas faire bouger si facilement une conscience collective de quatorze siècles…
Donc, pratiquement, nous avons choisi de marcher doucement et de convaincre. Quand les gens se seront approprié ces valeurs, il sera beaucoup plus facile de faire bouger les choses. Nous sommes pour la non-violence, ce qui implique le long terme, l’éducation et être prêt au martyre, le martyre extrême qui est la mort pour nos idées.
Mais pas question de lever ne serait-ce qu’une pierre pour la jeter aux policiers. Et, ça, c’est notre énorme force.
Je reviens plus directement à votre question : nous n’avons jamais dit au roi de faire ses valises et de partir. Nous sommes bien plus réalistes que cela.
Le roi, en tant que personne, ne nous intéresse absolument pas. Je n’ai pas de haine contre cette personne. Plus que cela, j’ai de la pitié pour lui : il est plus coincé par le système que nous-mêmes, qui sommes écrasés. Il est né roi.
Mais, la monarchie héréditaire, il n’est pas question que nous l’acceptions comme quelque chose d’éternel.
Les étapes à suivre ? Nous allons marcher au pas des jeunes du 20 février. Pour l’instant, ce qu’ils sont en train de réclamer, c’est une monarchie parlementaire.
Le roi devrait y réfléchir : la monarchie est une prison dont même les rois devraient sortir.
Donc, l’étape suivante, c’est la monarchie parlementaire.
Nous sommes pour la non-violence et donc pour la négociation. Et nous ne demandons au roi rien d’extraordinaire, même pas de partir : c’est ça l’exception marocaine. Le 20 février n’a jamais voulu le départ du roi. Cela dit, avec la répression qui a lieu maintenant, le pouvoir est en train de pousser les masses à demander ce que veulent les Syriens et les Libyens… Et c’est idiot car, jusqu’à présent, on n’avait rien contre le maintien du roi. S’il veut, il peut rester et jouer au jet-ski ; on n’a rien contre. On peut même lui acheter un jet-ski par année… Mais qu’il nous laisse tranquille ! Qu’il s’amuse bien avec ses petits copains, mais qu’il nous lâche les baskets !
Les gens sont fatigués de l’économie rentière : il y a tout autour du palais un tas de copains du roi qui grignotent les biens du Maroc. Dès que quelqu’un entreprend quelque chose, les amis du roi fourrent leur nez dedans. Si quelqu’un crée une petite société, il faut toujours qu’il y ait la femme du roi ou sa grand-mère ou son petit-fils qui vienne prendre sa part.
C’est invivable ! Nous luttons aussi pour pouvoir vivre dignement et avoir un développement normal, sans être sans cesse squattés par la famille royale.
Je peux écrire cela ?
Vous pouvez écrire cela, on s’en fiche ! On est arrivé à un point de non-retour…
Surtout aujourd’hui, je suis vraiment très en colère, parce qu’ils ont tué quelqu’un qui avait tout juste trente ans, simplement parce qu’il est sorti manifester pacifiquement. Ce n’est plus acceptable.
Vous pouvez tout écrire ! On est prêt à payer le prix. Là où on en est…
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Nous remercions Monsieur Youssef CHIHAB, Directeur du Département Moyen-Orient et Afrique du Nord de AFD International (Alliance for Freedom and Dignity), pour son aide courtoise lors de l'organisation de cet entretien.
(Nadia YASSINE, Toutes voiles dehors)
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