Sur le blog Descartes, l'auteur, qui raisonne souvent juste, consacre un billet à la crise de l'euro, et commence ainsi, à propos de la Grèce : "C'est l'éclatement de l'immense bulle financière qui a provoqué la crise. Pas l'Euro."
C'est méconnaître un aspect peu souvent rappelé des méfaits de l'euro et cela me conduit à vouloir lister les inconvénients de la monnaie unique, qui est une punition multiple et quotidienne pour ceux qui l'ont adoptée.
On indique souvent, parmi les inconvénients de l'euro la hausse des prix due au moment de la conversion. C'est l'effet "teuro" (de teuer=cher) comme l'ont baptisé les allemands. C'est sans doute le moins gênant des inconvénients : il ne pèse qu'une fois et ses effets s'effacent avec le temps.
Deuxième inconvénient plus central, la surévaluation de l'euro. Cet effet est beaucoup plus lourd.
Si l'on retient (voir par exemple pour une approximation récente, le dernier indice BigMac de The Economist) que le yuan est, par exemple, sous-évalué de 30%, cela signifie que tous les industriels de la zone euro se trouvent face à des marchandises soldées en permanence de 30%, sans même évoquer les droits sociaux inexistants en Chine en comparaison de nôtres.
Au passage, dans le débat actuel sur la montée du protectionnisme, ce point me paraît trop largement passé sous silence : avant d'imaginer de créer des usines à gaz pour taxer les produits chinois, une simple compensation des disparités de taux de change serait déjà une formidable bouffée d'oxygène pour les produits de la zone euro).
Par ailleurs, on cite toujours la Chine comme utilisant une devise sous-évaluée, il faut savoir que le dollar est également sous-évalué contre l'euro : les démondialistes et autres néoprotectionnistes font un cadeau formidable aux Etats-Unis en oubliant systématiquement ce point. Le dollar est probablement moins sous-évalué par rappport à l'euro que le yuan, mais venant d'une économie beaucoup plus développée, c'est une arme tout aussi déloyale, sinon plus. Sans compter que la protection sociale américaine n'est pas non plus au niveau moyen des pays membres de la zone euro (même si l'Union européenne s'emploie à tout harmoniser vers le bas, bien évidemment).
La sous-évaluation de l'euro est un effet pas encore assez connu mais qui commence à être régulièrement évoqué, c'est la première peine que nous inflige cette monnaie. Et de ce point de vue, l'euro peut, si l'on veut, être considéré comme étranger à la crise grecque : la sous-évaluation frappe tous les pays de la zone euro, à égalité si l'on peut dire. Par ailleurs, c'est un handicap pour le commerce hors zone euro, mais cela ne joue pas entre pays membres de la zone euro.
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La deuxième peine est beaucoup moins connue alors qu'elle touche aussi aux relations économiques entre pays membres et handicape donc y compris les échanges internes à la zone. Elle découle du fait que les différentiels d'inflation entre des économies diverses sont inévitables.
La plupart des propagandistes de l'euro estiment qu'il est moralement condamnable que les pays du sud de l'Europe ne sachent pas tenir leur inflation. Rappelons que l'inflation est une des causes de leur endettement car l'inflation qui touche les produits grecs ou portugais abaisse leur compétitivité. Il y a donc un lien direct entre l'inflation grecque et l'endettement du pays. Et des pays libres de diminuer la valeur de leur monnaie pourraient compenser cette inflation, et réduire leur endettement. Coincés dans l'euro, ils ne le peuvent pas.
Ce qu'il importe de comprendre, est que l'inflation qui pèse sur ces pays n'est pas le fait d'une gabegie.
L'inflation est par exemple la résultante normale du rattrapage d'une économie moins développée : c'est l'effet Balassa-Samuelson.
Quand une économie en rattrape d'autres, elle a mécaniquement une inflation plus forte (cf. un article de la Banque de France de 2004). L'étude de la Banque se concluait ainsi : "Une autre question concerne la persistance de l’effet Balassa dans le futur. A priori, il faut s’attendre à ce que cet effet persiste pendant toute la période de rattrapage, qui devrait couvrir au moins la prochaine décennie, avant et après l’entrée dans la zone euro. Manifestement, la montée des prix relatifs des PECO par rapport à la zone euro, qui permet le rattrapage des niveaux de prix, devrait se poursuivre, même après l’adoption de l’euro, par un surcroît d’inflation dans ces pays. La taille de l’effet dépendra de la vitesse du rattrapage." L'étude concernait l'Europe centrale mais la Grèce est dans une situation de rattrapage également.
Par ailleurs, une étude de l'OCDE de 2010 sur les pays de l'Europe centrale concluait à un effet Balassa-Samuelson faible mais mettait en évidence un autre effet qui est qu'un pays à la croissance forte a mécaniquement une inflation plus élevée (cf. graphique ci-dessous).
Or, la Grèce, de 2003 à 2008, a toujours eu un taux de croissance supérieur à 3,5% atteignant presque les 5% en 2004.
Sauf que cette croissance a été finalement rattrapée par la crise et par un déficit du commerce extérieur accumulé du fait de l'euro et de l'érosion de la compétitivité des biens grecs que cette devise induit. Cf. cette belle courbe de l'évolution de la balance commerciale grecque vue par le FMI :
Les grecs ont bien plongé dans la dette en entrant dans l'euro.
Les grecs, coincés par la monnaie unique, sont condamnés à l'asphyxie économique, non par leur impéritie mais par celle d'un système absurde (dont de soi-disant souverainistes, comme Chevènement, indiquent qu'il ne faut pas sortir, ne pas "descendre d'un avion en vol" - mieux vaut sans doute attendre le crash. Il joue en réalité le jeu des souverainistes européens).
Il vaudrait mieux pour la Grèce et pour les pays de la zone euro, que l'euro explose. Si jamais la Grèce est "sauvée" par un bricolage financier infâme, elle devra encore longtemps se saigner pour payer des rendements extravagants à des "investisseurs" qui sont eux renfloués à des taux plus raisonnables - sur les taux grecs, cf. ce graphique issu d'un blog du Monde.
Pour emprunter à 3 ans, la Grèce doit payer 30% de taux d'intérêt.
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Retour au point de départ : le blog de Descartes. Il ne s'agit pas de corriger cet auteur que j'aime bien. Il faut juste souligner inlassablement à quel point les difficultés qu'il y a à construire l'euro sont sous-estimées, y compris par la gauche de gauche qui s'imagine qu'un peu de générosité doit permettre de faire tenir ce que de vilains banquiers s'obstineraient à détruire par plaisir pervers. En réalité le système de l'euro n'est pas humainement tenable. Pour qu'il réussisse il nous faudrait une union européenne peuplée de Stakhanov.
Post scriptum : le lecteur curieux pourrrait se dire qu'il n'y a qu'à mettre en marche une gouvernance, puis créer une dette européenne centralisée qui permettrait de compenser les pertes de la Grèce. Cela signifierait politiquement que la Grèce passe sous assistance. Que l'on remplacerait une économie avec sa dynamique propre par un système de tutelle (je suggère un exercie : remplaçons "gouvernance économique" par "mise sous tutelle". C'est la même chose mais la deuxième expression remet les pieds sur terre).
C'est exactement ce que l'économiste Pierre Mendès-France craignait lorsqu'il expliquait son rejet du traité de Rome (pour lequel il a voté non en 1957) : "Après l'unité italienne, l'Italie du Sud a souffert beaucoup du contact et de la concurrence de la région du Centre et du Nord. Contrairement à ce que nous croyons trop souvent, l'Italie du Sud avait atteint, avant l'unité italienne, un degré d'industrialisation et de développement comparable et probablement même supérieur à celui du reste du pays. L'unité lui a porté un coup qui s'est traduit par une large émigration à l'intérieur de l'Italie unifiée et aussi vers l'extérieur, un coup que même les gens du Nord reconnaissent et auquel ils essayent maintenant de remédier."
Continuer l'euro c'est transformer à terme la moitié de l'europe en un immense mezzogiorno. Avec une autre moitié qui distribuerait des subventions en fonction de critères techno-aléatoires, et quelques mafias de toutes sortes au milieu.
Post scriptum 2 : j'ai essuyé aujourd'hui un "tu veux sortir de l'euro comme Marine le Pen ?". Je n'ai aucune considération pour le projet avant tout raciste du Front National. Ce n'est qu'une mesure du délabrement du débat politique due au tabou européen que voir la gauche se sentir obligée de poursuivre l'euro. Je ne vais pas pour autant m'abstenir de penser que poursuivre l'euro est une bêtise sans nom.